Depuis la chute du régime inique de Ben Ali, la Tunisie est entrée dans un processus de transition démocratique. Il est destiné à donner naissance à un nouvel ordre politique et social. Lequel s’établit sur un acte constituant fondateur de la Seconde République tunisienne. Or un ensemble de signes illustre la difficulté du régime tunisien à faire vivre la démocratie et le principe de séparation des pouvoirs.
Une Assemblée du Peuple qui semble se chercher perpétuellement; des tensions permanentes entre les deux têtes de l’exécutif; un Conseil constitutionnel toujours inexistant; des journalistes sous pression. Et… La rumeur d’un « coup d’Etat constitutionnel » qui permettrait la captation de tous les pouvoirs aux mains du seul président de la République. Cette rumeur traduit surtout une fébrilité qui règne dans le paysage politique. Raison de plus pour ne pas céder à la tentation du pire. Et s’en tenir aux fondamentaux et aux quelques acquis de la démocratie dont peut encore s’enorgueillir la Tunisie. Mais alors à qui sert la séparation des pouvoirs?
Séparer les pouvoirs pour garantir la liberté
La critique de l’absolutisme par les philosophes des Lumières est à l’origine du principe de séparation des pouvoirs. Placé au cœur du constitutionnalisme libéral, ce principe est conçu comme un instrument de limitation du pouvoir. Ainsi, Montesquieu estime que: « [p]our qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Ce principe de séparation-répartition des pouvoirs est au cœur même de la définition de la Constitution dans la Déclaration des droits de l’Homme de 1789. Ainsi, « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution » (art. 16). Sur le plan de l’exercice du pouvoir, ce principe de séparation repose sur une règle cardinale. Tous les pouvoirs ne doivent pas être attribués à un seul organe de l’État, parce qu’il serait enclin à en abuser.
Le modèle de la démocratie libérale– ou la synthèse moderne entre démocratie et libéralisme, droit et politique– est intimement lié au « constitutionnalisme » comme mode de limitation du pouvoir. D’ailleurs, il s’inscrit dans une conception libérale de l’État.
La naissance du constitutionnalisme est contemporaine des révolutions libérales et démocratiques du XVIIIe siècle. A savoir la philosophie libérale de la limitation-modération du pouvoir. Mais aussi de la séparation des pouvoirs et de la promotion des droits de l’individu. En témoignent les Révolutions américaine et française, avec des aspirations démocratiques et libérales fortement marquées. Et son développement a pour corollaire la légitimation croissante du gouvernement représentatif.
Démocratie et type de régime politique
Le type de séparation des pouvoirs définit le type de régime politique. En effet, deux types de régimes politiques sont traditionnellement distingués. L’un repose sur une séparation « souple » (régime parlementaire), l’autre sur une séparation « stricte » des pouvoirs (régime présidentiel). Si la Constitution de l’État doit opter pour l’un de ces deux modèles, des facteurs d’ordre politique (système de partis), historique, idéologique et culturel contribuent aussi à déterminer la nature du régime politique de l’État. La combinaison de ces données formelles et factuelles participe à la définition du régime politique propre à chaque État.
Dans le cas de la Constitution de la Seconde République, le mode de séparation des pouvoirs qui y est défini procède de l’histoire nationale, de l’indépendance à la révolution, avec ces deux tendances contradictoires. A savoir: l’affirmation d’un pouvoir exécutif fort et la valorisation de l’institution parlementaire. Un équilibre délicat prolongé par celui qui existe entre le président de la République et le Chef du gouvernement. Sauf que ce sont les circonstances (ou les rapports de forces politiques des acteurs en présence) qui commandent telle ou telle interprétation et pratique de la Constitution. Avec des risques d’une mise à distance par rapport à l’esprit du texte.
Le risque autoritaire
Un risque renforcé par la tentation autoritaire de certaines forces politiques. C’est pourquoi au-delà de la séparation des pouvoirs et du spectre libéral, c’est avec le sens même de la République (du mot latin res publica, « chose publique ») que ces acteurs doivent renouer. La République n’est pas qu’une forme de régime politique. C’est aussi (et surtout) la croyance dans un ensemble de valeurs. Comme: la primauté de l’intérêt général (sur tout intérêt privé ou particulier); la vertu et l’exemplarité des représentants de la Nation; ainsi que le principe d’égalité des citoyens. Plus de soixante ans après l’avènement de la République en Tunisie, le projet de société qu’elle charrie demeure à l’état programmatique…