Paradoxalement, la démocratisation des institutions tunisiennes s’accompagne d’une perte de souveraineté. Comme l’atteste la dépendance structurelle visible à travers une série de prêts contractés auprès de puissances étrangères et d’organisations internationales comme le FMI. Aujourd’hui encore, la Tunisie se trouve dans une position de faiblesse dans les nouvelles négociations engagées avec le FMI. Un rapport de force défavorable qui l’amène à chercher des soutiens politiques; mais aussi financiers. Une occasion pour certains acteurs internationaux d’afficher leur capacité à peser sur le destin d’un pays arabe devenu un symbole d’une expérience politique unique en son genre. Ainsi, la France l’a bien compris et tente d’apparaître comme l’accompagnateur en chef de la « jeune démocratie ». Mais aussi d’autres Etats ont également saisi l’intérêt d’un tel soutien en terme d’image. Ainsi en est-il du Qatar, une micro-monarchie déjà très impliquée dans la période post-révolutionnaire.
Sa mise en retrait ces dernières années semble prendre fin, à la faveur de l’état de nécessité dans lequel trouve la Tunisie. Au-delà de la crainte d’une ingérence dans les affaires internes, la stratégie du Qatar s’inscrit plus globalement dans une politique de soft power. Laquelle caractérise le petit émirat depuis qu’il a fait irruption sur la scène internationale.
En effet, le Qatar continue d’afficher un dynamisme exceptionnel. En mettant sa puissance gazière et financière au service du développement d’un soft power ou d’un « bouclier diplomatique ». Et ce, contre le risque d’agression de la part des puissances régionales: l’Arabie saoudite et l’Iran. Un dynamisme d’autant plus visible et efficace qu’il profite de l’affaiblissement (diplomatique, économique, culturel) des traditionnelles puissances arabes (Irak, Syrie, Arabie saoudite, Egypte). La manne gazière et la puissance financière du Qatar ont soutenu un activisme « diplomatique » destiné à renforcer la centralité du Qatar dans le nouvel ordre mondial. Un objectif atteint sur la scène arabe, surtout depuis 2011.
Le soft power qatari à la conquête du monde
Historiquement, le tournant date de l’arrivée au pouvoir en 1995 du Cheikh Hamad Bin Al-Thani. Celui-ci impulse une stratégie de sécurisation du pays et l’affirmation du rayonnement du Qatar comme pôle culturel, financier, universitaire, médiatique et diplomatique. Sous son règne, la micro-monarchie a vu son PIB multiplié par vingt et s’est imposée sur la scène mondiale.
Après avoir massivement contribué au développement des infrastructures du pays, les rentes issues de l’exploitation de ses ressources en hydrocarbures (pétrole et surtout gaz liquéfié) financent la diversification de ses investissements en Occident et en Asie.
Cette politique d’investissements est conduite par des holdings, et en particulier le fonds souverain (le « Qatar Investment Authority »), un des plus actifs au monde. Cette politique d’investissement s’opère dans des secteurs offrant un pouvoir d’influence dans un monde globalisé: la prise de participations dans des entreprises multinationales stratégiques (dans les (télé)communications notamment, comme Vivendi ou Lagardère); la création de médias (avec le symbole qu’est devenue la chaîne satellitaire Al-Jazeera, la « CNN arabe »); l’achat dans les secteurs du luxe (immobilier, hôtellerie); le sport (acquisition de clubs, organisation d’événements internationaux dont la Coupe du monde de football 2022). Ou encore l’achat de terres arables (en vue d’assurer l’indépendance alimentaire et la stabilité des prix pour sa population).
Le Qatar veut compter dans le sens de l’histoire
La stratégie économique et financière de l’émirat se complète d’une volonté d’imposer le Qatar comme lieu d’échanges et de rencontres des idées et des acteurs de la globalisation. Le « forum (annuel) de Doha », sorte de « Davos arabe », porte cette ambition qui procède aussi d’une logique de soft power. Outre l’organisation continue de colloques et autres rencontres internationales, la création d’un « Centre de recherche sur la législation islamique et l’éthique » et le financement (y compris en Occident) de mosquées et d’associations proches de l’idéologie des Frères musulmans œuvrent au renforcement de son rayonnement religieux dans le monde musulman sunnite.
En ce sens, les soulèvements arabes de 2011 ont été perçu par le Qatar comme l’occasion historique d’une renaissance de l’islam politique dont il serait le vecteur principal. De fait, le Qatar est actif dans les différents théâtres nationaux du réveil arabe. En mêlant stratégie de médiation et stratégie d’intervention (avec l’accord tacite des Occidentaux et des États-Unis en particulier). Cela passe par: la mobilisation de sa chaîne emblématique Al-Jazeera; le financement des partis affiliés aux Frères musulmans (en Tunisie, en Libye, en Egypte); le soutien matériel et financier des rebellions djihadistes (Libye et Syrie). Voire même dans l’intervention militaire directe dans le cadre d’une coalition internationale dirigée par les Occidentaux (sous l’égide de l’OTAN, en Libye). Le réveil des peuples arabes est ici perçu comme une occasion historique de s’imposer- directement ou indirectement- comme l’un des leaders du monde arabe.
Un des principaux investisseurs en Tunisie
Le Qatar est devenu l’un des principaux investisseur et partenaire économique de la Tunisie. Pourquoi? La Tunisie a acquis un nouveau rang symbolique sur la scène internationale, suite à la révolution de 2011. Elle a désormais un statut d’exception dans le monde arabe, sur le plan politique. Notamment du fait de la récompense du prix Nobel de la Paix reçu en 2015 et remis au quartet du dialogue national pour son succès dans la mission qui a abouti à la tenue des élections présidentielles et législatives; ainsi qu’à la ratification de la nouvelle Constitution en 2014. Donc tout cela bénéficie au soft power tunisien qui, en échange, permet une forme d’attractivité politique, symbolique et financière pour le pays.