Au milieu du charivari gouvernemental, de la gabegie de l’Etat, de l’anarchie larvée et des luttes sans fins entre des personnalités aux propos toxiques, qui durent depuis des mois, il ne faut plus s’étonner que des défaillances majeures de la police de l’air et des frontières, susceptibles d’affecter dangereusement la sécurité du pays, ne suscitent presque plus de réactions, chacun estimant forcément que ce n’est pas son fait et, partant, n’est nullement concerné.
Le premier impliqué dans ce manquement au devoir de vigilance est bien sûr le ministre de l’Intérieur. Or étant aussi chef de Gouvernement, il actionna un dispositif bureaucratique de sanctions qui fait sauter, sur les lignes de force de l’action administrative, autant de fusibles qu’il y a de responsabilités. Cette métaphore électrique aurait ceci de juste qu’elle désigne les cinq responsables limogés comme ces points qui, dans un circuit, garantissent par leur remplacement la continuité des charges.
Il ne s’agit pas de revenir une fois de plus sur les inqualifiables péripéties de l’arrivée à l’aéroport de Tunis-Carthage, en provenance d’Istanbul, d’un combattant de Daech vivement recherché par les autorités tunisiennes. Il a pris la voie rapide sans être soumis aux procédures de contrôle en vigueur au mépris de l’Etat en sa fonction régalienne. Pire, il a été escorté jusqu’à la sortie avec tous les égards réservés aux personnalités.
Il ne s’agit pas non plus de rappeler la survivance de l’idéologie du « sans-frontiérisme » qui prospère dans l’esprit des islamistes, considérant comme profondément légitime de passer outre les règlements dès lors qu’il s’agit de prêter main forte aux frères radicalisés où qu’ils se trouvent.
La lamentable tentative non aboutie des élus de la coalition Al Karama, qui ont essayé de braver l’interdiction faite par la police des frontières à une femme suspectée de terrorisme de se rendre en Turquie, déniant ainsi la réalité de l’indépendance souveraine de l’Etat, en dit long sur les intentions non avouées des Nahdhaouis et consorts, convertis en donneurs de leçons de démocratie et de respect des lois.
Comme pour toutes les organisations criminelles, dont l’origine, le siège, les allégeances, le mode recrutement, les codes de silence et de dissimulation sont occultés, l’islamisme actif ignore les frontières politiques ou géographiques; seule compte la lutte sur la voie de Dieu. Pour accomplir leur mission, les organisations djihadistes doivent par conséquent reposer sur une stratégie d’infiltration de la société civile et des institutions gouvernementales. C’est fait.
Il s’agit pour nous, en réalité, d’aller au-delà de la portée réelle d’une irrattrapable bourde et de s’interroger sur la portée de ce vocable de frontière à la fois polysémique et polyvalent pour les groupes et les individus qui sont amenés à la franchir, à respecter ou à enfreindre les lois qui la régissent.
Considérée comme une donnée, la frontière moderne, avec ses murs, clôtures, barbelés, bornes et points de contrôle que tentent de franchir, parfois sans succès, les candidats à l’émigration venus de pays minés par la pauvreté ou l’oppression, dans le but de faire d’un autre pays leur propre habitation, ne se réduit pas uniquement à la traversée des Etats et des territoires. Elle peut, en revanche, s’imposer comme une barrière infranchissable et un rempart inexpugnable dans le but de se protéger de l’autre, perçu comme un ennemi potentiel, une menace. Elle devient alors un front où l’on fait la guerre.
La frontière est aussi cet espace imperceptible où s’affirme le désir de soumission et de transgression des limites imposées par la loi, par les principes politiques, par les valeurs sociales et morales, par la finalité des activités économiques, par la volonté de remettre en question le clivage des identités. C’est la frontière entre le moi et le lieu de l’Autre, entre le bien et le mal, entre le vice et la vertu, entre le bonheur et le malheur, entre le laissez-faire et l’intervention gouvernementale.
« L’islamisme actif ignore les frontières politiques ou géographiques; seule compte la lutte sur la voie de Dieu »
En dix ans, le pays est devenu le théâtre de la démesure et la démocratie une incantation purement exaltée de dérives et pathologies. A nos ancêtres, le spectacle céleste amenait son lot de frayeurs et de peurs, les poussant à admettre la suprématie du ciel. De nos jours ces événements ont perdu de leur mystère, sont expliqués, voire prévus.
Dans un monde où les lois sont l’œuvre des humains et non plus de puissances transcendantes, la démocratie et la transparence dans la délibération publique sont censées être les conditions de la finitude pour l’exercice du pouvoir et pour la maîtrise de la démesure, toujours potentiellement présente dans les affaires humaines.
La véritable démesure contemporaine se lit d’abord dans la capacité de l’économie et de la finance à nous soumettre à leurs lois et à leur redoutable concurrence, de franchir les limites de l’entendement humain et de mettre à mal les capacités de la planète à se régénérer par la surexploitation de ses ressources.
Elle mène alors à la fermeture de l’espace politique, réduit à un jeu de lobbies et d’experts, suscitant l’indignation devant des situations devenues par leur occurrence inacceptables, privant les citoyens de leur capacité de choix et réduisant le processus démocratique à une gesticulation se limitant à brandir vainement les slogans du peuple souverain, du respect des droits et de la liberté de la presse qui est bonne en tant que contre-pouvoir, critiquable en tant que pouvoir.
« En dix ans, le pays est devenu le théâtre de la démesure et la démocratie une incantation purement exaltée de dérives et pathologies »
La démocratie souffre étrangement de ce qu’elle devient aussi objet de consensus: plus personne ne se dit contre elle, y comprit les islamistes qui s’enflamment pour sa cause sans pour autant fournir de réponses aux difficultés quotidiennes des gens. Plus le mot liberté est valorisé, plus il sert à dissimuler son absence.
Depuis quelque temps les frontières de notre monde sont en plein bouleversement. On avait bien prédit leur disparition à travers l’exaltation générale de la mondialisation des échanges en parlant d’un seul monde: démantèlement des barrières tarifaires, abolition des séparations culturelles, identitaires et linguistiques et mise à bas des cloisons qui protègent la vie privée avec la sophistication des systèmes de communication.
Malgré tout cela, les frontières demeurent l’expression dramatique, mais incontournable, de certains rapports de force. Ainsi, partout dans le monde, certaines frontières s’estompent, tandis que d’autres s’élèvent à la hâte. Le démantèlement des frontières internes à l’Europe se fait au prix du renforcement de ses frontières extérieures.
Le monde contemporain est ainsi marqué par un double mouvement de fond: l’intensité des échanges de toute nature et le durcissement des dispositifs de contrôle. Tout est dans cette dialectique constante entre le cloisonnement qui procure un sentiment de sécurité et l’ouverture qui est la condition de la prospérité moderne sous la forme de la fluidité de l’échange et du grand commerce. Cet espace qu’on voulait commun se développe souvent en totale violation des règles du partenariat, du bon voisinage et du respect des règles de l’échange marchand.
Les frontières symboliques sont aussi en émoi, celles qui départagent les cultures et les religions. Le réveil des identités érige en effet de nouvelles frontières plus dramatiques, plus violentes, plus irréductibles. Celles qui départagent les savoirs et même les manières de penser et les rapports à autrui.
« Le monde contemporain est ainsi marqué par un double mouvement de fond: l’intensité des échanges de toute nature et le durcissement des dispositifs de contrôle »
Nous voilà ainsi dans l’obligation de réinterpréter les frontières, de leur trouver un sens vivant et compatible avec la planétarisation et la complexification des échanges. Elles deviennent paradoxalement une barrière, une coupure, un schéma de différenciation des systèmes d’organisation politique et d’échanges économiques; mais aussi des structures culturelles et des sentiments d’appartenance.
En dix ans, la démocratie, le capital financier se sont matérialisés dans une solide collusion entre un personnel politique à la morale douteuse et des élites économiques débarrassées de toute valeur ayant trait à la sauvegarde de l’intérêt général. Et ce, pour donner vie à une caste oligarchique imperméable aux finalités de justice sociale et de pousser la classe politique à servir ses propres intérêts.
Au lendemain de la chute du régime, la Tunisie est entrée dans une ère de non-droit sans limites qui s’est prolongée jusqu’à nos jours, touchant presque tous les domaines, franchissant toute espèce de barrage. Cela va des constructions anarchiques jusqu’aux circuits d’importations parallèles allant de l’évasion fiscale au trafic des devises, de drogue, du carburant, et autre commerces juteux.
En dépit des avertissements répétés, des menaces proférées et des nombreuses mises en garde des autorités, relayées par les médias, et malgré les violents réquisitoires exprimés par certains parlementaires, qui font toujours semblant d’œuvrer pour une société renouvelée, les trafiquants en tout genre ne se sont jamais sentis si heureux de vivre, si détendus et ne lésinent sur aucun moyen pour esquiver les contrôles et se soustraire à la surveillance des représentants de la loi.
Tout en s’estimant affranchis des réglementations en vigueur et des dispositions pénales qui vont avec, les contrebandiers, désormais rangés sous le vocable de « qnatrias« , un statut professionnel socialement reconnu qui obéit aux yeux du public au bon sens marchand et à la loi du marché, persistent dans leur activité dans les mêmes proportions. Ils vaquent avec la même arrogance, la même tranquillité et la même impunité à leurs profitables négoces. Peu importe pour les sous-traitants de la filière de l’informalité le succès ou le revers de l’entreprise, leur silence sera payé par les grossistes qui occupent le sommet de la pyramide au profit desquels ils auront travaillé.
« Au lendemain de la chute du régime, la Tunisie est entrée dans une ère de non-droit sans limites qui s’est prolongée jusqu’à nos jours, touchant presque tous les domaines, franchissant toute espèce de barrage »
La loi ne représente pour eux ni menace, ni châtiment. Dans le monde des affaires où se brassent les milliards, la frontière fait métaphoriquement des auteurs du blanchiment d’argent des passeurs de frontières. De même que chez les politiciens assoiffés de pouvoir, la dimension éthique de limite ne s’impose plus.
Les frontières définies à l’usage des individus ne sont pas seulement de nature politique ou ethnique, sociale ou culturelle. Est venu enfin le temps de s’interroger sur les frontières intérieures qui n’en sont pas moins aussi prégnantes que les mille frontières plus ou moins visibles qui quadrillent notre société.
Dans l’univers politique, où se confondent avec outrance les vertus et les vices, les instances de répression et de contrôle de l’État étant défaillantes, une « mafia entrepreneuriale » touchant à un nombre élevé d’activités a vu le jour.
Fortement structurée, profitant des opportunités d’enrichissement que fournit un laissez-faire tout court, elle s’est insérée dans les appareils politiques et administratifs qui gèrent l’essentiel des ressources sociales du pays. N’étant ni formelles, ni centralisées, ni hiérarchisées, des organisations criminelles s’imposent en Tunisie sous la forme de souverainetés autonomes et parfois concurrentes: groupes salafistes, mafia de la médecine libérale, des médicaments, de la friperie, des fruits et légumes, du carburant de contrebande, de la contrefaçon, des produits chinois, de l’évasion fiscale, des transferts et du blanchiment d’argent, des passeurs d’immigrés clandestins et celle qui gère les ports et les aéroports.
Toutes tirent parti de l’évolution du marché, élargissent leur domaine d’intervention et leurs réseaux de complicité en opérant sans haine ni violence. La force du réseau n’est-elle pas justement de connecter autour d’enjeux ponctuels des intérêts différents?
Cela débouche alors sur l’édification d’une contre-société, un conglomérat de cellules d’activistes et de criminels, de groupes affiliés et de sympathisants, structurés pour résister aux coups les plus durs et dans lesquels des criminels de tous bords établissent une nouvelle topographie sociale, des territoires de transition où s’impose l’ordre des conquérants, des processus en formation de nouvelles économies, de nouvelles religiosités à la fois mondialisées et repliées sur elles-mêmes, modernes et réactionnaires, qui échappent à toutes les règles économiques et sociales.
« N’étant ni formelles, ni centralisées, ni hiérarchisées, des organisations criminelles s’imposent en Tunisie sous la forme de souverainetés autonomes et parfois concurrentes »
L’enrichissement sans cause, les détournements des biens publics, le népotisme, les abus de toutes sortes touchant tous les secteurs de l’économie, la violation de la loi, l’accélération du délitement de l’autorité de l’Etat, les complicités, les allégeances, le clientélisme, le vol et la rapine qui devenaient un ultime moyen de survie, les trafics juteux couverts par les pouvoirs politiques et surtout le sentiment général d’impunité qui règne, nombre de contrevenants sitôt incarcérés, sitôt relâchés, avaient reproduit une dynamique mortifère qui a largement concouru, et participe encore, à la désintégration du tissu économique et social. Evidemment, certains vous diront que la liberté démocratique n’a pas de prix et qu’elle vaut bien tous les écarts de conduite.
Les interminables dissensions des représentants du pouvoir, les manifestations d’hostilité entre le chef de l’Etat, le chef de Gouvernement et celui du Parlement, ne sont en fait que le résultat d’une lutte de territoires, chacun souffrant les empiétements de terrain de son voisin.
Comme l’impose la Constitution, c’est le chef de Gouvernement qui est le détenteur du pouvoir exécutif. Le fonctionnement des démocraties représentatives débouche ainsi sur un rapport paradoxal entre, d’une part, les velléités de la théorie démocratique, qui veut que le pouvoir politique émane du peuple et, d’autre part, le désenchantement que ce choix entraîne le plus souvent, une fois constaté que la personne hissée au sommet de l’Etat s’avère finalement dépossédée de ce qui lui permet d’assumer pleinement et correctement cette dignité.
Relégué ainsi dans une ligne imaginaire, aux frontières de deux pouvoirs, Kaïs Saïed multiplie les menaces et les déclarations belliqueuses sans les moyens d’entrer en guerre. Ses nerfs l’affolent, l’abusent et le poussent à commettre impair sur impair, sans réussir à faire bouger les frontières. Pour le moment.