Les Chinois passés maître dans l’art de la diplomatie, ont le don de la formule. Quoi de plus révélateur que d’annoncer à la face du monde ce fameux slogan : un pays, deux systèmes. Pour bien signifier à ceux qui font mine de l’ignorer, leur détermination d’étendre leur souveraineté en son temps sur Hong Kong, tout en réaffirmant leur volonté de réintégrer sous le toit de la maison mère l’île de Taiwan.
Un pays, deux systèmes politiques aux antipodes l’un de l’autre, qui s’excluent plus qu’ils ne se rapprochent et que tout sépare. Un mariage des extrêmes, qui n’est plus du domaine de l’improbable. Il y a là toute la subtilité, l’habileté et la force de caractère des dirigeants
chinois qui, tout en donnant le temps au temps, savent s’armer de puissance économique, technologique, financière et diplomatique pour donner corps et chair au processus de réunification.
Triste illusion !
Un pays, deux systèmes en tout point irréconciliables, qui se vouent une haine terrible sous un même étendard national. On se prend ici à rêver. Car dans le genre – ou à l’opposé – les nouveaux maîtres de cette Tunisie, trois fois millénaire, ont fait mieux par la grâce ou la magie de la 2ème République, dont on pensait qu’elle allait nous absoudre de tous nos péchés et nous ouvrir les portes du paradis.
Triste illusion ! On fait en tout cas plus fort. On n’a pas besoin de le déclarer publiquement pour que le monde entier en prenne connaissance. La réalité saute aux yeux. Ici, on voit se dérouler ce qui serait le comble de la perversion de la réalité : « un système » unique en apparence, certes miné par ses contradictions, et trois pays ou pour être plus pré- cis, trois représentations nationales. Trois galaxies au sommet de l’État, qui dérivent chacune dans son propre univers.
La Tunisie est tombée dans le piège d’alliances géopolitiques dangereuses, de politiques, d’axes et de sphères d’influence de pays aux rivalités à géométrie variable. Le pays est devenu, à force d’allégeances contradictoires de ses dirigeants, une caisse de résonnance de conflits idéologiques venus d’ailleurs, de puissances régionales de second rang. Il se présente comme une sorte de succursale géopolitique à souveraineté limitée.
« La Tunisie est tombée dans le piège d’alliances géopolitiques dangereuses, de politiques, d’axes et de sphères d’influence de pays aux rivalités à géométrie variable »
Le président de la République, qui est censé incarner la représentation nationale à l’étranger, étant le principal architecte de notre diplomatie, cherche à rallier les ennemis de ses ennemis.
L’ennui est qu’il règne sans gouverner. Le chef du gouvernement et son principal allié, le président du Parlement font de la résistance, sans être en capacité de gouverner. Ils font davantage dans la gesticulation à l’autre bout de l’échiquier idéologique.
Dans le seul but de chahuter et de brouiller l’offensive diplomatique, si tant est qu’elle existe, du président de la République. Et qu’importe si, entretemps, le pays sombre et s’enfonce dans les ténèbres de la crise économique, sociale, financière et sanitaire.
Résultat des courses : un système vicié à la base, et trois représentations nationales aux frontières idéologiques troubles, qui dérivent comme des plaques tectoniques.
On sait ce qui adviendra en cas de collision. Le pays s’installe sur un volcan. Le spectre du Liban, dans ce qu’il a de plus terrifiant, hante tous les esprits.
Système verrouillé
La vérité est qu’avec la promulgation en 2014 de la nouvelle Constitution « La meilleure au monde », le pays a viré de bord. Il n’a plus les mêmes repères, la même boussole que par le passé. Elle a perverti à dessein le sentiment national et a fait naître une conception archaïque et erronée de l’État-nation.
Cette Constitution relève, quoi qu’on ait pu dire, d’un faux compromis. Elle a été conçue par ses auteurs, qui avaient la haute main sur le pays, pour institutionnaliser un système
de cohabitation politique dur et conflictuel entre les têtes de l’exécutif. Voire, entre les principaux représentants de l’État, aux prérogatives mal définies ou à tout le moins, qui ouvrent la voie à d’infinies interprétations.
En aucun cas et quels que soient l’issue et les résultats des élections législatives et présidentielles, le pays ne peut faire l’économie de tensions récurrentes et échapper à une guerre larvée et ouverte au sommet de l’État, entre les deux têtes de l’exécutif.
Le système est verrouillé et porte les germes d’une tension permanente, peu compatible avec une conduite sereine de politiques publiques. Machiavel passerait pour un novice devant la perfidie des principaux instigateurs de la nouvelle Constitution, acte fondateur de la 2ème République. Celle-ci peine, 7 ans après, à sortir de ses limbes, si elle n’est pas mort-née, plongeant le pays dans l’inconnu, prélude au chaos.
« Le système est verrouillé et porte les germes d’une tension permanente, peu compatible avec une conduite sereine de politiques publiques »
Tout y contribue : la loi électorale, le mode de scrutin, la proportionnelle aggravée du plus fort reste, l’émiettement, la division de la classe politique, voulue et entretenue, et les velléités hégémoniques de l’islam politique, qui veut régner en maître sur un pays divisé, morcelé, fracturé et appauvri.
Feu Béji Caïed Essebsi, premier président élu en 2014, homme d’État s’il en fut, à la stature politique légendaire, n’y pouvait rien. Il a fini par perdre ses illusions présidentielles. Il a sauvé du naufrage le printemps tunisien, mais n’a pu éviter le sien propre et il a été lâché et attaqué par ceux-là mêmes, sans passé et sans avenir, qu’il a portés au firmament du pouvoir.
Kaïs Saïed n’a pas non plus échappé au « démon numide » revisité par la déferlante islamo-politique, au nom d’une problématique Constitution qui dit tout et n’explique rien. À la différence de BCE, il est à un âge où il peut faire de la résistance et s’accrocher au poste, accentuant ainsi le caractère hybride et dangereux de la 2ème République déjà à l’agonie. Mais pour quoi faire, si ce n’est que pour enfoncer davantage le pays dans l’insécurité, l’immobilisme et le condamner à la paralysie.
Le pays est aujourd’hui à deux doigts du défaut de paiement, réduit à la mendicité internationale, sans assistance interne, décimé par la pandémie par négligence,
manque d’anticipation, de leadership et de détermination. Il n’en faudrait pas plus pour réveiller bien des consciences.
« Le pays est aujourd’hui à deux doigts du défaut de paiement, réduit à la mendicité internationale, sans assistance interne… »
Comme si faire, depuis 11 ans, de ce pays une fabrique infernale d’inégalité, d’exclusion, de chômage, de pauvreté absolue, de frustration, de destruction de richesse et de valeur morale n’y suffisait pas.
La 2ème République n’est plus, emportée qu’elle est par son désastreux bilan, n’en déplaise à ses promoteurs. Le président de la République plaide déjà -autant pour sa chapelle que par souci de cohérence, d’équité et d’efficacité – pour un retour à la Constitution du 25 juillet 1959, expurgée de ses excroissances. Retour aux sources ? De l’art de faire du nouveau avec l’ancien…
La 3ème République pointe-t-elle à l’horizon ? Façon juste et élégante de réhabiliter la 1ère, en dépit de ses déviances. Aucun pays n’a intérêt à abimer sa propre histoire.