Que doit-on penser des causes qui ont permis à la rumeur du décès d’Habib Essid d’être diffusée? Deux universitaires s’expriment sur un non-événement qui a tenu en haleine nombre de Tunisiens le week-end dernier. Edifiant.
Il n’y a pas de fumée sans feu. Ce proverbe ne se vérifie pas toujours. Ainsi en est-il du prétendu décès de l’ex-chef du gouvernement, Habib Essid, que Dieu lui prête longue vie, annoncé, le 22 juillet 2021, dans les réseaux sociaux et même par des médias. En fait une rumeur qui a assez vite circulé et a été démentie.
Elle n’est ni la première la dernière. Les réseaux sociaux et les médias ont tué par le passé des personnalités politiques de premier plan en Tunisie: l’ancien président Béji Caïd Essebsi, l’ancien président de l’Assemblée des Représentants du peuple (ARP), Mohamed Ennaceur, et l’actuel, Rached Ghannouchi, l’ex-premier ministre Mohamed Ghannouchi, l’ancien ministre de l’intérieur, Habib Ammar, etc.
S’agit-il de canulars lancés par un amuseur ou une personne qui se tourne les pouces et entend occuper sa journée à défrayer la chronique? Peut-être. Mais pas toujours. Il est à craindre que cela ne soit le fait d’un manipulateur qui entend détourner l’attention de l’opinion.
Détourner l’attention de l’opinion
Du moins, c’est là l’avis de quelques-uns qui s’appuient sur un vécu et une littérature scientifique pour accréditer cette thèse. Nous savons ainsi depuis « La rumeur d’Orléans » qu’en matière de rumeur, il y a, pour ainsi dire, anguille sous roche.
Ecrit par le sociologue français, Edgar Morin, en 1969, (Paris, Seuil, coll. « L’histoire immédiate »), « La rumeur d’Orléans » s’est intéressée à l’étude d’une rumeur sur « l’enlèvement de jeunes filles dans les cabines d’essayage de plusieurs magasins de vêtements de la ville d’Orléans » (ville située à 120 kilomètres au sud de Paris).
Était-ce le cas des rumeurs diffusées sur le décès de certains politiques tunisiens?
Des rumeurs lancées donc pour détourner les attentions sur des faits et gestes survenus sur la scène politique. Ils seraient nombreux ces faits et gestes en ce moment: la mobilisation contre la classe politique du 25 juillet 2021; l’échec de l’opération « Portes ouvertes » de la vaccination du 20 juillet 2021; l’absence pour raison de maladie de Rached Ghannouchi; et bien d’autres événements qui évoquent jusqu’à des faits insolites. Des rumeurs qui pourraient avoir été « fabriquées » dans les coulisses du pouvoir?
Ceux qui soutiennent cette version des choses affirment qu’à bien s’arrêter sur la circulation de ces rumeurs, on se rend compte qu’elles surviennent au moment où l’on veut cacher quelque chose à l’opinion; un fait plus ou moins gravissime qui peut occuper la masse des Tunisiens.
Pour Nourredine Hadj Mahmoud, docteur en sociologie, expert en communication et ancien rédacteur en chef du journal parlé de la Radio nationale, la rumeur est, d’abord, l’expression d’une crise sociétale.
Elle donne la preuve d’une crise multiforme qui concerne aussi bien les médias que la société toute entière. La rumeur, qu’elle soit le fait ou non des médias, précise-t-il, est ainsi la preuve que les canaux médiatiques vivent quelque part « un réel dysfonctionnement au niveau professionnel ».
« Crédibilité et impartialité » sont de ce fait, selon Nourreddine Haj Mahmoud, au centre de la rumeur qui pose le problème d’une perte également de valeurs dans la société et la présence de « conflits plus ou moins apparents entre les forces en présence » ; des forces qui défendent souvent des « intérêts divergents ».
L’empreinte d’une « culture qui a précédé l’ère de l’internet »
Pour Sadok Hammami, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information (IPSI) de Tunis, il s’agit essentiellement d’une faute journalistique. En somme un manquement au devoir de vérifier les faits avant de les publier.
En ajoutant que cela dénote du fait que des journalistes font quelquefois une confiance « démesurée » à des sources qui sont en fait défaillantes. Sans oublier qu’il faut voir dans la diffusion de l’information sur le décès d’Habib Essid l’empreinte d’une « culture qui a précédé l’ère de l’internet ». Il précise, à ce sujet, que le monde journalistique n’est pas de nos jours « centré sur le scoop (l’information exclusive), mais sur la vérification des faits ».
Il complète son propos ainsi: « Les journalistes n’ont plus souvent besoin d’aller à la chasse aux nouvelles comme autrefois. Ils sont remplacés dans cette mission, autrefois essentielle, par les acteurs eux-mêmes de la scène politique, économique, culturelle, sportive, etc. qui leur fournissent les informations dont ils ont besoin via notamment les médias et les réseaux sociaux. »