Une fête de la République, dont l’avènement correspond à un nouveau mode de représentation politique et à une nouvelle forme de socialisation collective, doit avoir un écho retentissant au sein d’une population qui manifeste ses sentiments d’allégresse et de fierté nationale.
C’est aussi l’occasion de donner libre cours à une politisation des espaces publics par le déploiement de différents marqueurs visuels et symboliques: drapeaux et banderoles de propagande vantant les réalisations du régime. La fête nationale de la République s’imposa ainsi longtemps comme le devoir de créer un rite de solidarité civique, de cimenter la communauté nationale et servir d’instrument privilégié pour la pénétration des idées et du modèle républicain sur tout le territoire.
Les temps on changé. Avec le suffrage universel et le scrutin libre et transparent, mettant en scène de nouvelles ritualités politiques, la fête de la République n’est plus à la mesure de l’événement fondateur qui l’avait orientée vers un régime durablement personnel. Et, partant, n’est plus inscrite dans l’héritage du mouvement de libération nationale.
Sa célébration se déroule désormais dans l’indifférence générale par une banale cérémonie officielle mêlant l’ordre imaginaire et l’ordre réel; celui d’un mythe qui n’inscrit plus le présent de la République dans une continuité historique. Mais sur un fond de dissensions partisanes, de combats politiques, de revendications économiques et sociales, de luttes farouches de pouvoirs et de dépérissement de l’Etat. Portant ainsi un coup d’arrêt à la profondeur des sentiments républicains et à l’attachement de la population aux institutions démocratiques.
Voyons maintenant qui représente cette res publica, cette « chose publique » qui désigne l’intérêt général qu’assurent le gouvernement et l’Etat? Sous un régime de démocratie parlementaire, c’est d’abord le président de la République chef de l’Etat, le Parlement et le chef de Gouvernement responsable devant les représentants du peuple.
Bien que cela puisse sembler clair de prime abord, c’est pourtant là un chantier autrement plus vaste que celui que suggère la définition. Dès que l’on se penche sur les processus des décisions politiques, passant de la République née de l’indépendance et longtemps régie par un pouvoir personnel à celle qui succède à la disparition de celui-ci.
Parlons d’abord de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Par leurs choix maladroits et leur geste éphémère qui se réduit à glisser une enveloppe dans une urne, les électeurs tunisiens ont cédé par deux fois une partie de leurs prérogatives à des représentants de tout acabit qui n’ont été choisis ni sur leur bonne mine, ni sur leur profession de foi; encore moins sur une certaine idée de l’intégrité.
Or, lorsqu’on est un élu, on agit au nom d’autrui, pour le compte de ceux qui vous ont choisi, qui vous ont fait confiance et envers lesquels on a contracté des obligations. Mais en leur confiant les clefs de l’hémicycle, les électeurs en ont fait l’endroit le mieux approprié pour endormir les consciences. Le réveil est BRUTAL.
Car non seulement l’Assemblée est devenue le théâtre d’un abominable cauchemar, un aréopage de serviles valets d’un pouvoir qui agit aux noms d’intérêts supérieurs et bien plus lucratifs, réduisant à néant les droits sociaux, la justice et l’équité; mais elle permet surtout à une coalition délictuelle d’asservir le chef de Gouvernement sur fond de chantage pour qu’il parle et agisse en leur nom. Le peuple est orphelin de sa République.
Les députés ne sont que des serviteurs patentés, votant sans le moindre scrupule, abandonnent amour propre et sensibilité, se courbent et lèvent une main qui n’a plus aucune dignité. Il n’y a pas de mystère, l’ARP n’est pas entièrement coupable, elle correspond le plus étroitement aux valeurs véhiculées par la culture politique majoritaire de cette société.
Du côté du Gouvernement, la politique ne fait plus sens. Même nommé, un chef de Gouvernement ne peut agir utilement puisque l’opinion publique ne le soutient plus. Il ne possède aucun appui du pays, excepté le circonstanciel soutien des versatiles islamistes qui, soit dit en passant, ne croient pas au principe de la nation tunisienne, ne reconnaissent pas le drapeau national ni n’adhèrent au principe d’une République tunisienne. Seule compte l’entité panislamique qui reste à réaliser.
Rassuré de ce côté, le chef de Gouvernement fait ce qu’on demande de faire et surtout de ne pas faire. Il se lance sans mesure dans une épreuve de force avec le chef de l’Etat, se contente d’une vague gestion au jour le jour, cède aux routines, impose à l’occasion quelques mesures de coercition et limoge sans ménagement et sans même oser les remplacer tous ceux qu’il soupçonnait d’être à la solde du président. Après de tels lessivage, son gouvernement s’était vite rétrécit pour former un groupe de joyeux cumulards devenus des clones de H. Méchichi.
Or, l’Etat n’est pas une vaste machine capable de marcher toute seule. L’Etat n’est pas donneur d’ordres mais surtout de moyens. Tout gouvernement a besoin d’un concours actif de la part des citoyens convaincus, engagés sur les enjeux du présent et du futur, aux idées enracinées dans la construction d’un pays viable et dirigé par des femmes et des hommes intègres et de patriotes porteurs d’idées nouvelles.
Dans une démocratie parlementaire, le président de la République est exhorté à mettre la vertu politique en action.
Il doit se tenir à distance des autres pouvoirs, qu’il soit fermé aux influences diverses, éviter les discours ambigus, les manœuvres obliques, les interférences douteuses, être attentif en servant d’exemple de droiture et d’intégrité, celles qui devraient le conduire à quitter le pouvoir s’il se sentait désavoué par les urnes ou aux yeux de l’opinion publique, veiller à la moralisation de la vie politique et de l’économie, se prévaloir de qualités intérieures: grandeur d’âme, don et dépassement de soi, agir dans l’intérêt de tous sans jamais cesser d’être le recours ultime en cas de crise politique grave ou d’événement brutal qui viendrait bouleverser le cours des choses. Bref, se parer de la perfection de l’action qui est la vertu même.
Bénéficiaire du suffrage universel bien que novice en politique, Kaïs Saïed s’était présenté comme le candidat animé du goût salubre de l’effort pour des convictions désintéressées. Prenant à témoin l’infaillible dispositif juridique de la Constitution, il n’arrêtait pas de méditer douloureusement sur les menaces qui visent la République, et dénonçait par des tirades enflammées les lobbies, les corrompus et autres comploteurs dont certains occupent les bancs de l’Assemblée devenue le refuge qui leur garantissait une parfaite et reposante immunité.
La nuit du 25 juillet, une nuit de liesse populaire pendant laquelle des milliers de Tunisiens, bravant le couvre-feu, étaient descendus dans la rue, n’étant nullement organisés ni orchestrés par des adeptes zélés. Elle n’était pas non plus un moment de communion entre un peuple et son chef; une mise en scène de l’unanimité et de l’accord parfait, exaltant l’adhésion sans limite de la foule envers son bienfaiteur. Elle était plutôt l’expression de la levée de l’asservissement qu’imposèrent les islamistes et leurs acolytes sur un pays et ses institutions, sans égard pour le devenir de sa population.
Le coup de force du 25 juillet a permis ainsi aux humbles de prendre leur revanche sur une décennie d’une incurie ordinaire du pouvoir des islamistes, pendant laquelle leur courte contribution à la nouvelle histoire de ce pays fut détournée, confisquée et niée.
« Or, l’Etat n’est pas une vaste machine capable de marcher toute seule. L’Etat n’est pas donneur d’ordres mais surtout de moyens. Tout gouvernement a besoin d’un concours actif de la part des citoyens convaincus, engagés sur les enjeux du présent et du futur, aux idées enracinées dans la construction d’un pays viable et dirigé par des femmes et des hommes intègres et de patriotes porteurs d’idées nouvelles »
Une flopée d’experts n’a pas manqué de gloser déjà sur le bien-fondé des dispositions prises par Kaïs Saïed et leur conformité au texte de la Constitution. Certains y avaient même vu les prémices d’un régime de dictature. Or, bien que transformée en dogme, la Constitution n’est après tout qu’un agencement modifiable qui tire sa validité de son adaptation à un peuple spécifique et à une époque donnée. Le grand réformateur grec Solon, que l’on questionnait sur la meilleure Constitution, donna la réponse suivante: « Dites-moi d’abord pour quel peuple et à quelle époque ». Elle doit être en effet la traduction institutionnelle d’un ensemble de valeurs léguées par l’histoire de la République. Une Constitution n’est pas figée ni sa suprématie garantie tel un corpus religieux, d’où l’existence d’une juridiction de contrôle de constitutionnalité.
Qui aurait cru que le soulèvement du 14 janvier enfanterait de telles monstruosités? Qu’on serait acculés à craindre l’hégémonie des islamistes au pouvoir et leur infamante ignominie, à condamner l’arbitraire de la justice et à dénoncer les manœuvres d’un leader islamiste traité en vedette et qui défie l’Etat? Qui pourrait rester les bras croisés face à l’incurie du gouvernement, l’aggravation exponentielle de la crise sanitaire et ses effets désastreux sur l’économie du pays et sur la survie de larges franges de la population? Comment, au vu d’un tel bilan, fortement anxiogène, prétendre, non pas au bonheur, devenu carrément inaccessible, mais simplement faire face à la détresse du quotidien? Enfin, existerait-il un exercice de pensée qui soit compatible avec les exigences de cette réalité que nous venons de décrire?
La destitution de H. Mechichi, le gel des travaux de l’ARP et la levée de l’immunité de tous les députés avaient pendant une longue soirée suscité l’enthousiasme débordant des gens qui souffrent, sans donner pour autant cours à une liesse permanente, à une violence larvée, ou à l’espoir d’un futur dans lequel tous les désirs seront satisfaits.
Les gens y avaient surtout perçu une manière d’agir pour que les rapports de pouvoir s’inversent, pour adapter la démocratie aux nouvelles réalités des forces productives, assurer véritablement la liberté entendue comme le pouvoir de faire ce que la loi permet. Et cette réaction ne pouvait venir que du chef de l’Etat.
« Qui pourrait rester les bras croisés face à l’incurie du gouvernement, l’aggravation exponentielle de la crise sanitaire et ses effets désastreux sur l’économie du pays et sur la survie de larges franges de la population ? »
En attendant que tout rentre dans l’ordre, adoptons un traitement qui puisse nous éloigner de l’incertitude des temps présents. L’une des psychothérapies, à laquelle s’adonnaient les Stoïciens, qu’on peut suivre à notre tour individuellement ou en groupe, était le Praemeditatio malorum, la méditation de maux futurs, un exercice de pensée permettant de se préparer mentalement à faire face à l’adversité, à supporter les revers de fortune et toutes les souffrances futures. Il suffirait pour cela d’envisager le pire qui pourrait advenir, non pas dans un avenir plus ou moins lointain, mais de se le représenter comme déjà en train d’arriver. D’imaginer en fait ce pire comme certitude et non pas comme un calcul de probabilité. Cela permet d’annuler et l’avenir et le mal.
L’avenir: puisqu’on se le représente comme déjà donné dans une actualité extrême. Le mal: puisqu’on s’exerce à ne plus le considérer comme tel. On voit ici tout l’intérêt qu’il y aurait pour le gouvernement à généraliser de tels exercices. Sa politique aussi désastreuse qu’elle puisse être cessera alors d’accaparer nos pensées, pervertir nos jugements, nourrir notre anxiété et attiser des comportements irrationnels. Cela permettra de nous rendre l’abstinence supportable, la maladie nécessaire, la mort inéluctable, les privations une occasion de mettre à l’épreuve notre résistance, et la cherté des prix comme la possibilité pour une remise en question de notre penchant pour la consommation.
Quant à nos inquiétudes, elles ne seraient que des impressions sans fondement. L’insécurité? Une fâcheuse tendance à nous laisser déborder par la peur. L’instabilité économique? Des angoisses personnelles profondes. La précarité? Notre peur d’être abandonnés. La pauvreté? Une angoisse infantile.
L’extrémisme religieux? Des fantasmes de catastrophes. Ainsi, plus nous imaginons le pire, mieux nous vivrons les difficultés comme une opportunité. Bref, à défaut de changer l’état des choses, changeons d’état d’esprit.