Depuis le soulèvement du 14 janvier 2011, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) s’est forgé une forte crédibilité auprès des gouvernants tunisiens pour avoir apporté une aide multiforme à la transition politique et socio-économique de la Tunisie. Dans une interview accordée à l’Economiste Maghrébin, Steve Utterwulghe (Belgique), Représentant Résident du PNUD à Tunis, qui s’apprête à quitter la Tunisie au terme de son mandat pour rejoindre le siège à New York et prendre les fonctions de Directeur des Partenariats Publics pour le PNUD au niveau global. Il évoque avec grande satisfaction la tendance de son institution à booster l’innovation, l’entrepreneuriat, une numérisation inclusive, l’investissement privé dans le développement, la décentralisation… Dans cet entretien, il revient sur des projets phares qui ont œuvré, dans le cadre d’un partenariat multi acteurs, à favoriser l’inclusion, l’intégration des jeunes dans la dynamique d’un développement durable dans leur communauté, la résilience économique et environnementale…
De prime abord, comment évaluerez-vous votre mandat en tant que Représentant Résident du PNUD à Tunis, et sur quelles thématiques de développement vous êtes-vous particulièrement focalisé ?
Steve Utterwulghe: Compte tenu de mon background et de mon profil en tant que spécialiste du développement du secteur privé au sein du Groupe de la Banque mondiale et de responsable mondial du dialogue public-privé, l’essentiel de mon travail a été focalisé sur l’aspect socio-économique, et notamment, sur la croissance inclusive et le développement humain, sans négliger, bien évidemment, la thématique phare du PNUD, à savoir la gouvernance. C’est à travers le cluster gouvernance que le PNUD s’est forgé une forte crédibilité, depuis 2011, une crédibilité reconnue par tous les anciens et nouveaux gouvernants tunisiens.
Succinctement, en théorie, la démarche a consisté à concevoir et à mettre en œuvre des mécanismes d’engagement multipartites structurés, qui permettent de mener des réformes inclusives et durables en faveur de la croissance économique et d’améliorer le climat d’investissement et des affaires. C’est dans cet esprit que j’ai animé la création, en Tunisie, de ce qu’on appelle dans notre jargon, un nouveau cluster autour de la croissance inclusive. Quant au cluster environnement et réduction des risques de catastrophes, les
projets en cours ont permis d’atténuer la précarité des populations vulnérables, face aux changements climatiques et au risque de catastrophe naturelle et sanitaire.
Concrètement, quels sont les projets réalisés dans le cadre du nouveau cluster ?
Globalement, nous nous sommes engagés dans des projets innovants. Le projet le plus récent porte sur la création d’un indice d’inclusion numérique. Cet indice permet d’évaluer
la fracture numérique qui existe au niveau des différentes communautés d’une même population. L’idée est d’aider la Tunisie à mettre en place des politiques publiques devant
remédier à ce hiatus. Aussi, les sessions de l’Economic Policy Dialogue, organisées par la Banque mondiale et le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD)
ont eu un retentissement médiatique considérable au niveau national et régional. Il y a aussi l’appui qu’apporte le PNUD au renforcement, dans la région sud de la Tunisie, des écosystèmes locaux innovants et inclusifs pour un entrepreneuriat durable. Nous avons favorisé l’interaction, au niveau local, entre les institutions, les communautés, les universités, le secteur privé ainsi que l’ensemble des parties prenantes individuelles, afin de stimuler l’innovation et la croissance des petites entreprises. Nous avons capitalisé sur le projet « entrepreneuriat pour le développement » engagé par le PNUD
depuis quelques années.
La première étape a concerné les femmes entrepreneures, et la seconde, les communautés vulnérables du sud du pays. Le PNUD avait lancé, dans cette région, une centaine de projets, principalement dans les gouvernorats de Medenine, Gabès, Tataouine, Tozeur et Kebili. Ce projet se démarque par un ciblage fin des bénéficiaires, son aspect concret et la pertinence de ses thématiques. Il s’agit, notamment, de la fracture numérique, de l’économe sociale et solidaire et de la finance alternative.
Dans le cadre du projet « entrepreneuriat pour le développement », le PNUD soutient le secteur privé. En quoi consiste la spécificité de son approche en la matière ?
Nous accompagnons et renforçons les capacités des microentrepreneurs conformément à une démarche spécifique. La spécificité de ce soutien est une grande nouveauté pour les
Nations Unies et le monde entier. Il ne s’agit pas d’aides au développement, mais d’aides à l’investissement. La nuance est importante, en ce sens où des projets de développement
seront financés par des privés et non par le canal des contributions des fonds publics fournis aux bailleurs de fonds par des pays donateurs. L’avantage, pour les micro-projets lancés dans cet esprit, c’est de contourner la bureaucratie et autres entraves classiques à l’investissement.
Est-ce que vous avez le sentiment que cette nouvelle approche commence à prendre forme en Tunisie ?
L’approche est encore expérimentée à petite échelle, mais petit à petit, on est en train de montrer l’exemple. On l’a fait avec une banque régionale Attijati Bank et nous sommes actuellement en négociation avec l’opérateur Orange. L’idée est de consacrer l’engagement actif du secteur privé en tant que partie prenante au développement durable en Tunisie, par l’établissement de partenariats public-privé. Ceux-ci visent le financement et la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) et la mobilisation d’outils de financement alternatifs. L’ultime objectif du PNUD est de continuer à soutenir les micro-entrepreneurs, mais également à diffuser à grande échelle, particulièrement dans l’arrière-pays, la culture de l’entrepreneuriat.
Quels sont les canaux et mécanismes que vous utilisez pour vulgariser cette culture de l’entrepreneuriat ?
On a travaillé avec certains incubateurs, universités, écoles, entreprises. Généralement, on élabore des programmes conjoints sur le terrain pour sensibiliser les communautés
cibles à l’enjeu d’entreprendre et de prendre des risques. Le PNUD sensibilise également les députés, à travers le canal de l’Académie parlementaire, dans le cadre de formations à
leur profit sur les questions économiques pointues.
Globalement, nous nous sommes engagés dans des projets innovants. Le projet le plus récent porte sur la création d’un indice d’inclusion numérique. Cet indice permet d’évaluer la fracture numérique qui existe au niveau des différentes communautés d’une même
population.
Dans quelle mesure les projets que le PNUD met en place servent quelque part la cohésion sociale dans le pays ?
Nous avons reçu des fonds importants pour financer la cohésion sociale dans le sud du pays, avec comme cible, la communauté des jeunes. Tout le monde sait que dans le sud du pays, il y a beaucoup de jeunes qui risquent, d’un moment à l’autre, de basculer dans
l’extrémisme, la drogue, la criminalité, autant de fléaux qui sont, actuellement, rudimentaires, mais qui peuvent évoluer et devenir des facteurs déstabilisants pour toute la région du sud. Pour prévenir de tels scénarios, une action est entreprise en leur faveur en exploitant, entre autres, à bon escient, les maisons de jeunes disponibles dans le sud du pays. Le but est de faire des jeunes de cette région des agents au service du développement de leurs communautés et villes. La démarche suivie a consisté à identifier une centaine de jeunes, soutenus et encadrés par leurs parents, particulièrement des jeunes filles de Djerba, Medenine, Tataouine, Ben Guerdane, Gabès et autres zones. L’idée, ce n’est pas uniquement de les former dans les métiers qu’ils souhaitent, mais aussi de créer des hubs-réseaux régionaux de jeunes qui communiquent entre eux. L’ultime objectif étant de constituer un tissu social au-delà de leur propre communauté, d’être les maîtres de leur propre destinée et de se prendre en charge avec l’identification, de leur part, de certains projets que le PNUD finance à travers les fonds qui leur sont dédiés.
C’est un projet qui s’inscrit dans l’objectif de la cohésion sociale. L’équipe du PNUD en Tunisie est très fière de ce projet.
Est-ce que le PNUD a prévu des instruments à même de garantir la durabilité de ces projets dans le temps ?
En principe, le facteur durabilité fait partie de la conception et de la mise en œuvre de ces projets. Certes, plusieurs d’entre eux vont peut-être disparaître, pour une simple raison : il n’y a jamais un taux de succès de 100% pour ce genre de chose. Néanmoins, lors de l’identification et de la conception de ces projets, des précautions sont prises quant à la fiabilité des partenaires publics de ces projets. A titre indicatif, le choix des maisons des jeunes qui abritent ces projets et qui sont prises en charge par l’Etat, constitue
une garantie pour inscrire, dans la durée, lesdits projets. Autre exemple concernant les zones vertes : le partenariat établi entre les municipalités et le PNUD constitue une garantie de viabilité et de durabilité des projets. Conçus de la sorte, ces projets, dont le coût n’est pas, du reste, assez élevé, sont, à notre avis, le ciment de l’avenir des communautés du sud de la Tunisie. Ils s’inscrivent dans le droit fil du pouvoir local institué dans la Constitution et de la décentralisation programmée par l’Etat. Ils ont un impact
direct sur la population.
Pour rebondir sur ce que vous venez de dire sur la décentralisation, avez-vous le sentiment que des progrès ont été accomplis à ce niveau ?
Absolument. C’est incroyable ce que la Tunisie a réussi à faire en matière de développement décentralisé, grâce, en grande partie, à l’engagement de certains maires. La société civile a aidé dans ce sens. C’est le cas particulièrement de Houmt
Souk à Djerba. Nous finançons la présence d’un expert, qui participe aux côtés du Conseil municipal local à l’identification de projets de développement. Le résultat est satisfaisant.
Des projets à impact direct sur le citoyen sont en train d’être créés aussi bien en matière de tourisme local, qu’en création d’espaces pour l’entrepreneuriat au profit des jeunes (accès au WIFI…) ou des centres culturels qui regroupent les représentants de la société civile. Cela pour dire que la décentralisation est désormais visible, concrète et impactante.
Le PNUD accompagne et renforce les capacités de l’administration tunisienne, voudriez-vous nous citer une des actions entreprises en partenariat avec le PNUD?
Cette action du PNUD s’inscrit dans le cadre du programme d’amélioration des compétences. Pour répondre à votre question, nous venons de signer, le 30 juin 2021, un accord de partenariat et de coopération avec l’Ecole nationale d’administration (ENA). Objectifs : promouvoir la formation des futurs cadres du pays et améliorer le rendement de l’administration publique tunisienne, à travers l’adoption d’approches innovantes et la mise en place d’un laboratoire d’innovation publique à l’ENA. L’accent sera mis sur la formation, en partenariat avec une institution américaine, de hauts cadres publics en matière de conception, de mise en œuvre et d’évaluation des politiques publiques.
Où en est l’intégration des Objectifs de développement durable (ODD) en Tunisie aujourd’hui, notamment à la suite de cette crise sanitaire ?
Ce programme touche le monde entier, dont la Tunisie.La prochaine décennie sera la décennie de l’action. Et pour cause, il y a eu, ces dernières années, une régression fulgurante de la mise en œuvre des ODD dans le monde. En Tunisie, le rapport national volontaire sur les ODD vient d’être achevé avec notre appui. Je pense que la réalisation des ODD à 100% est impossible. On peut, néanmoins, continuer à recadrer les choses et à rectifier un peu le tir pour différentes thématiques et différents domaines.
Pour la Tunisie, la transition politique et économique a fait que les ODD n’ont pas été une première priorité. Cela n’a pas empêché que beaucoup de travail a été fait, particulièrement en matière d’environnement.
Les différents projets réalisés, notamment le plan solaire, le plan bas-carbone, prouvent que les cadres tunisiens travaillent de manière acharnée. Un grand travail de préparation est en train d’être accompli pour être présent à la COP 26 à Glasgow. Nous constatons un changement de paradigme en matière d’environnement. Il y a aussi une forte prise de
conscience de la nécessité de bien gérer dorénavant les questions liées à l’environnement. Il me semble que le mot d’ordre, aujourd’hui, est d’anticiper, au niveau local et municipal, des actions concrètes pour faire face éventuellement aux conséquences du réchauffement climatique (montée des eaux, sécheresse, désertification, inondations…).
Que recommande le PNUD à la Tunisie pour prévenir le réchauffement climatique?
Le PNUD estime que la Tunisie se doit de se fixer des objectifs plus ambitieux sur la réduction carbone. L’accent doit être également mis sur l’adaptation, particulièrement dans
les zones côtières. Des actions concrètes et impactantes gagneraient à être entreprises, à cette fin.
Quel est le taux de réalisation de vos projets ?
Avec l’effet de la pandémie du coronavirus, la Covid-19, le taux de réalisation a été moins bon qu’en 2020. Au cours de ce dernier exercice, le taux de réalisation de nos projets a
été de l’ordre de 92%. Cette performance est due au fait que le PNUD, contrairement aux bailleurs de fonds, pilote avec plus de liberté et d’indépendance l’exécution des projets qu’il
finance.
Selon vous, en votre qualité d’observateur, le gouvernement tunisien a-t-il bien géré la crise de la pandémie du coronavirus ?
En tant qu’observateur étranger, je pense, objectivement, que cette crise aurait pu être mieux gérée. Et la Tunisie était première de classe début 2019 puis les choses se sont détériorées pour différentes raisons, dont le manque de confiance entre les Tunisiens et les autorités à l’origine du non-respect des protocoles de protection contre la pandémie et d’un manque de réactivité. Les autorités tunisiennes n’ont pas su anticiper et commander, dans les temps, les vaccins nécessaires, sur le marché. Espérons que la décision du chef de l’État tunisien va permettre de rétablir la situation.
Une impression sur la Tunisie à partager avec nos lecteurs ?
La Tunisie est un pays extraordinairement beau. On le dit souvent au point que ça devient un peu cliché. Il y a tellement d’opportunités et de potentiel. Mais il y a aussi beaucoup de frustration. En dépit du fait que nous avons accompli beaucoup de réalisations au PNUD, je pars avec un peu d’amertume et de frustration. Il a beaucoup d’expatriés qui
ressentent la même chose et qui se disent : « J’ai plein d’idées pour transformer les choses, puis tu fais un pas en avant et deux pas en arrière ». Je pense à mes amis tunisiens qui vivent ici qui sont encore plus frustrés que nous.
A votre avis, que faut-il pour aller de l’avant ?
Pour aller de l’avant, il faut une vision collective. Pour cela, les décideurs doivent tous se réunir autour d’une table. Restons optimistes, car la Tunisie dispose de fondations que d’autres pays dans la région n’ont pas. Il faut continuer à capitaliser là-dessus.
Et puis, il suffit de voir tous les gens que vous interviewez dans vos magazines « Le Manager et « L’Economiste Maghrébin ». Moi, je suis toujours impressionné par ces gens, entrepreneurs femmes et hommes, de plus en plus jeunes, ils sont incroyables… Il y a un futur quand même !