La Tunisie fait souvent figure de pionnière en matière d’égalité femmes-hommes, dans le monde arabe et en Afrique, et les progrès accomplis par le pays en termes de législation depuis la promulgation du Code du statut personnel en 1956 forcent l’admiration. La Constitution tunisienne de 2014 consacre le principe d’égalité entre citoyens et citoyennes, ainsi que le principe de non-discrimination dans l’article 21. L’article 46 prévoit trois engagements majeurs pour l’Etat tunisien : développer les droits des femmes, assurer la parité au niveau des Conseils élus et éliminer les violences à l’égard des femmes.
Dans ce cadre, plusieurs lois consacrant la parité ont été adoptées, tels la loi électorale, la loi relative au Conseil supérieur de la magistrature, la loi relative aux dispositions communes des instances constitutionnelles indépendantes, le Code des collectivités locales. L’application de la parité a eu un impact variable selon les procédures légales prévues et les institutions. En effet, exception faite du Conseil supérieur de la magistrature et des Conseils municipaux dans lesquels la zone paritaire a été atteinte, les femmes demeurent sous-représentées dans l’Assemblée des représentants du peuple (24,42%). Ce taux constitue une régression par rapport à la législature précédente (34,9%). Par ailleurs, avec une ARP minée par des divisions politiques et dominée par des courants politiques conservateurs, la promotion de l’égalité femmes-hommes ne semble pas être une priorité. Aucune réforme législative dans ce domaine n’a été adoptée en 2020/2021 et les procédés de contrôle sur le travail gouvernemental ont été peu utilisés par les députés pour interpeler le gouvernement sur les questions de discrimination et de violence à l’encontre des femmes. De surcroît, plusieurs députées ont été la cible de violences dans l’enceinte même de l’ARP.
Parité femmes-hommes : on avance à reculons
Au niveau des Conseils municipaux, la participation politique a connu une belle avancée, puisque 47% des sièges sont désormais occupés par des femmes, à l’issue des élections du 6 mai 2018. C’est la loi électorale adoptée en 2017, qui repose sur le principe de parité et d’alternance entre hommes et femmes non seulement dans la composition des listes (parité verticale) mais aussi au niveau des têtes de listes (parité horizontale), qui a permis d’atteindre ce résultat. Néanmoins, moins de 20% de femmes président les Conseils municipaux. Depuis 2018, plusieurs mairesses ont présenté leur démission, compte tenu des pressions et des contraintes subies.
Au niveau de l’exécutif, l’égalité des chances entre les hommes et les femmes n’est pas respectée dans la désignation aux postes de responsabilité politiques et administratifs. A titre d’exemple, le gouvernement de M. Hichem Mechichi comportait, dans sa composition initiale (2 septembre 2020), 8 femmes sur 28 membres, soit 28% des membres du gouvernement. Les ministères de souveraineté sont comme d’habitude confiés exclusivement aux hommes. Ce déséquilibre s’est aggravé après le remaniement ministériel du 26 janvier 2021. En effet, le chef du gouvernement avait limogé 4 des 8 femmes qui étaient dans la première composition, soit un taux de 14% des membres du gouvernement1 . Concernant l’élimination de la violence à l’égard des femmes, la loi n° 58 a été promulguée le 11 août 2017 et est entrée en vigueur le 16 février 2018.
Pour mettre fin à ce fléau qui gangrène la société, l’approche retenue par la loi est intégrale ; elle vise à lutter contre les différentes formes de violences à l’égard des femmes (morale, physique, sexuelle, économique et politique) et cela à travers la prévention, la poursuite et la répression des auteurs de ces violences, et la protection et la prise en charge des victimes (article 1er). La loi implique l’intervention de plusieurs acteurs publics (ministères de la Femme, de l’Intérieur, de la Justice, de la Santé, des Affaires sociales, de l’Education, de l’Enseignement supérieur, de la Jeunesse, de la Formation professionnelle, de la Culture, des Affaires religieuses, Instance indépendante chargée de la régulation dans le secteur de l’audiovisuel) ainsi que la société civile. Ces politiques et plans doivent en outre s’enraciner dans un système national propice à la coordination de stratégies entre les secteurs pour faire progresser l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes – et pas uniquement protéger les femmes et les filles contre la violence. Dans ce contexte, il y a eu l’adoption d’une nouvelle stratégie sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (mars 2021), la création par le décret gouvernemental n° 126 du 25 février 2020 de l’Observatoire national de lutte contre la violence à l’égard de la femme, ainsi que la mise en place de 130 unités sécuritaires spécialisées (128 dans les régions de police et de garde nationale et 2 unités au niveau central). Les centres de prise en charge des femmes et des enfants victimes de violences ont été réglementés par le décret gouvernemental n° 582 du 14 août 2020.
Création du Conseil des pairs
La Tunisie est engagée dans une politique d’institutionnalisation du genre depuis la création du Conseil des pairs en 2016. Le premier Plan d’action national pour l’intégration et l’institutionnalisation de l’approche genre (PANIG I) a été élaboré par le Conseil des pairs pour la période 2018-2020. Il vise à promouvoir l’intégration systématique du genre dans tous les secteurs et s’inscrit dans l’approche de gestion axée sur les résultats du gouvernement. Les domaines prioritaires sont : l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, l’augmentation du nombre de femmes aux postes de décision, l’autonomisation économique des femmes et l’institutionnalisation de l’intégration de la dimension de genre dans la planification et la budgétisation. La Budgétisation sensible au genre (BSG) est consacrée au niveau de la loi organique du budget n° 15 du 13 février 2019 (article 18). Son opérationnalisation a été confiée à l’unité de Gestion du budget par objectifs (GBO) au niveau du ministère des Finances. Tous les ministères sont concernés par l’introduction de l’aspect genre. Chaque ministère est chargé de mettre en place des indicateurs de suivi et d’évaluation de l’intégration de l’approche genre dans le cadre d’un Plan annuel de performance (PAP). La Budgétisation sensible au genre devrait ainsi être progressivement généralisée. Toutefois, les moyens humains (cadre administratif et expertise) et financiers de certaines structures clés sont insuffisants pour accomplir leurs attributions de façon efficace, notamment le ministère de la Femme (0,4% du budget de l’Etat en 2021), le Conseil des pairs, l’Observatoire national de lutte contre les violences à l’encontre des femmes…
De surcroît, on relève le manque d’articulation entre les stratégies et plans d’action et cela, en l’absence d’un document stratégique global sur l’égalité femmes-hommes. En outre, les stratégies ne sont pas généralement efficientes, car elles ne sont pas assorties de plans d’actions opérationnels et de dotations budgétaires précises.
Taux de participation des femmes au marché de l’emploi de 29,4%
Les efforts en matière d’égalité réalisés par le pays n’excluent pas les importantes discriminations dont les femmes continuent de faire l’objet en droit ou en fait, qui les rendent plus vulnérables et contraignent leur accès à certaines formations et à l’emploi. La situation peine à s’améliorer. Dans la note d’orientation du Plan quinquennal 2016-2020, les autorités tunisiennes avaient fixé un objectif de taux de participation des femmes au marché de l’emploi de 35% en 2020. L’enquête de l’INS sur l’emploi du premier trimestre 2021 a montré que le taux d’activité est estimé à 66.5% chez les hommes et à 29.4% chez les femmes.
Cette sous-représentation contraste avec le taux de femmes diplômées de l’enseignement supérieur qui dépasse 60% de l’ensemble des diplômés. En l’absence de mesures concrètes et ciblées, aucun progrès notable n’a pour l’instant été réalisé. La faible représentation des femmes dans la population active occupée n’est pas de nature à améliorer l’autonomie économique des femmes tunisiennes et constitue, aussi, pour le pays, un manque à gagner en termes de création de la valeur. Ainsi, au-delà d’une égalité en droit encore perfectible, l’égalité de fait n’est pas acquise. Ce paradoxe rend d’autant plus difficile le questionnement et l’analyse de l’ordre économique qui reproduit l’ordre socioculturel. Les discriminations directes et indirectes, en amont et en aval, sont rarement visibilisées et encore moins combattues. Les inégalités de genre sont aggravées par la crise sanitaire de Covid-19 et ses répercussions socio-économiques.
Le corpus normatif est encore perfectible, des réformes sont nécessaires pour assurer l’égalité, notamment dans les domaines suivants : la participation à la vie publique (loi électorale, loi sur les partis politiques, statut de la fonction publique…) ; le statut personnel (instaurer l’égalité successorale et au niveau du chef de famille) ; les droits socio-économiques et le développement durable en faveur des femmes les plus vulnérables (législation sur le travail domestique, sécurité sociale, transport dans le secteur agricole, gestion durable et inclusive des ressources naturelles, ratification par la Tunisie de certains instruments internationaux importants pour les droits des femmes en milieu professionnel, adoptés par l’OIT, notamment : la Convention de 1969 sur l’inspection du travail (agriculture) (n° 129), la Convention de 2011 sur les travailleuses et travailleurs domestiques (n° 189), la Convention de 2000 sur la protection de la maternité (n° 183) et la Convention de 2019 sur la violence et le harcèlement (n° 190) ; la finalisation du corpus normatif relatif à la lutte contre la violence à l’encontre des femmes. Exemple : la ratification de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, Convention d’Istanbul). Au cœur des mobilisations populaires et des débats de société depuis 2011, les associations féministes sont des acteurs incontournables de changement.
Les associations féministes sont des acteurs incontournables de changement
Le paysage associatif a connu une dynamique nouvelle avec la création de milliers d’associations, dont des associations féministes. La promotion des droits des femmes sur la base des principes universels de liberté, dignité, égalité et non-discrimination est défendue aussi bien par les associations pionnières et expérimentées depuis des décennies – l’Union nationale de la femme tunisienne (UNFT), l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et l’Association tunisienne des femmes pour la recherche sur le développement (AFTURD) – que par des associations et ONG nouvellement créées (Beity, Ligue des électrices tunisiennes (LET), Aswat Nissa, Femmes et leadership…). Bénéficiant d’une nouvelle visibilité et d’une légitimité renforcée, les associations ont joué un rôle majeur dans l’adoption d’une constitution égalitaire, de lois électorales paritaires, la levée des réserves sur la CEDAW, la loi n° 58 sur la violence à l’égard des femmes, l’accès des femmes aux crédits et l’autonomisation économique… et l’engagement du débat sur les réformes nécessaires pour finaliser la consécration de l’égalité et de la non-discrimination au niveau du corpus juridique et des politiques publiques. En matière de promotion de l’égalité femmes-hommes, les médias tunisiens peinent toujours à être à la hauteur des attentes. Dans ce contexte, ils véhiculent souvent des messages et des représentations négatifs et dégradants sur les droits des femmes, à cause de leur propension à vouloir « faire le buzz ». Des dynamiques visant la réforme du secteur dans le sens du renforcement de la visibilité des femmes et la promotion de contenus médiatiques en rupture avec les représentations stéréotypées des femmes sont déjà mises en place. L’appui à l’instance de régulation (HAICA), aux structures professionnelles d’auto-régulation (Conseil de la presse écrite) et au renforcement des capacités des différents intervenants par le biais de la formation initiale et continue intégrant la question de l’égalité femmes-hommes, constitue une priorité pour l’ancrage social d’une culture d’égalité. Par ailleurs, les médias non conventionnels (Facebook, Instagram, YouTube…) sont devenus très importants en termes d’impact sur l’opinion publique. Le contenu diffusé perpétue largement les stéréotypes sexistes, ce qui exige des campagnes de sensibilisation et la mise en place d’un programme d’éducation, pour les médias ciblant les enfants et les jeunes, sur l’identification des messages médiatiques violents, discriminants et stigmatisants