Je me suis abstenu de m’exprimer sur l’interprétation de l’article 80 par le Président Kaïs Saïed, alors que le débat qui a suivi les décisions du 25 juillet était obscurci, la plupart du temps, par des arrière-pensées politiques. Les passions étant quelque peu apaisées, je me hasarde à revenir sur l’interprétation dudit article, lequel n’est pas l’apanage de la Constitution de 2014.
Sauf à s’affranchir des principes constitutionnels, l’interprétation de l’article en question, légitimant sur cette base les décisions du 25 juillet, ne correspond absolument pas à l’esprit de l’article 80. Lequel s’inspire de l’article 46 de la Constitution de 1959, qui est lui-même apparenté à l’article 16 de la Constitution française de la Vème République.
Aussi, pour saisir le régime de l’article 80, serait-il utile de se référer au texte initial, à savoir l’article 16 de la Constitution française.
Cet article a été utilisé par le Général De Gaulle en 1961 lors de la crise algérienne (attentat contre le Président de la République et coup d’Etat des quatre généraux). Il n’a plus été appliqué depuis, alors que les événements de mai 68 pouvaient justifier sa mise en œuvre.
« L’interprétation de l’article en question, légitimant sur cette base les décisions du 25 juillet, ne correspond absolument pas à l’esprit de l’article 80, lequel s’inspire de l’article 46 de la Constitution de 1959, qui est lui-même apparenté à l’article 16 de la Constitution française de la Vème République.
En effet, lors de la crise de mai 1968, De Gaulle a préféré aller en Allemagne pour rencontrer le général Massu, commandant en chef des forces françaises en Allemagne, ancien commandant du comité de salut public et ancien de « l’Algérie française », afin de s’assurer de la neutralité de l’armée dans cette crise. Dès son retour à Paris, il ordonne à Georges Pompidou, son Premier ministre, de négocier avec les opposants.
C’est dire combien l’application de l’article 16 est lourde de conséquences. Puisqu’elle doit répondre à des circonstances éminemment dangereuses, notamment pour la continuité de l’Etat et l’intégrité du territoire national. Et cela en recourant à des mesures qui mettent momentanément l’Etat de droit entre parenthèses.
Faut-il rappeler que la Constitution, soit la Charte fondamentale, constitue les pouvoirs publics, détermine leurs attributions, règle les modalités de leur compétence et fixe les droits et les devoirs des citoyens? La certitude réside dans le caractère impératif et contraignant de l’ordre constitutionnel positif; c’est-à-dire de la légalité constitutionnelle et de sa suprématie.
Dans ce sens, le Président de la République n’est qu’un serviteur de la Constitution et non son créateur. Il se doit de s’incliner devant sa suprématie. C’est pour cette raison que la mise en œuvre de l’article 80, qui ouvre une brèche dans l’Etat de droit, doit se plier strictement aux conditions exigées par la Constitution.
A cet égard, il y a lieu de souligner que l’exercice des pouvoirs de crise en Tunisie n’a jamais été utilisé, ni sous le Président Bourguiba (crises de 1978 et de 1984), et encore moins en 2011. Les Présidents Bourguiba et Ben Ali étaient hostiles aux pouvoirs de crise parce qu’ils offensent franchement et lourdement les règles démocratiques, fussent-elles dévoyées.
L’article 16 de la Constitution française
Il permet au Président de la République de se saisir de tous les pouvoirs en cas de nécessité, par ailleurs motivée par le souvenir de la crise de 1940. Les dispositions de l’article 16 sont sans précédent dans la tradition républicaine française car elles autorisent l’exercice d’une dictature au sens romain. Où le dictateur est un magistrat extraordinaire qui détient les pleins pouvoirs pour un mandat qui ne peut, à l’origine, excéder six mois.
A quelques formalités et conditions près, sa mise en œuvre est laissée à l’appréciation du Président de la République. On comprend pourquoi cela inspire des craintes quant aux possibles dérives de ce pouvoir quasi absolu.
Aussi, pour que le Président de la République puisse mettre en œuvre l’article 16, doit-il respecter des conditions de fond et de forme. Deux conditions de fond sont requises:
a) Les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire ou ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate;
b) Le fonctionnement régulier des pouvoirs publics a été interrompu. Ces deux conditions sont cumulatives.
Pour les conditions de forme, il est prévu que le Président de la République procède à des consultations préalables et officielles à l’adresse du Premier ministre, du Conseil constitutionnel et des présidents des Assemblées. Toutefois, il n’est pas tenu de suivre leurs avis.
Enfin, la décision de mise en œuvre de l’article 16 est un pouvoir propre au Président. Il échappe à tout contrôle juridictionnel quel qu’il soit.
Le régime juridique de l’article 16
La mise en œuvre de cet article ouvre donc une parenthèse dans l’état du droit, normalement prévu par la Constitution. En effet, le Président de la République est habilité à prendre les mesures exigées par les circonstances. Ce qui revient à dire qu’il dispose pendant la durée de l’application de l’article 16 de la plénitude du pouvoir exécutif et législatif. Ces pouvoirs n’ont d’autres limites que l’interdiction de prononcer la dissolution de l’Assemblée ou de procéder à une révision de la Constitution.
Concernant les mesures d’application de l’article 16, il peut s’agir de décisions législatives ou réglementaires ou encore des décrets (pour les mesures individuelles d’application) pris par le Président et qui sont dispensés de tout contreseing.
Alors que les décisions législatives échappent à tout contrôle juridictionnel, il n’en est pas de même des décisions réglementaires. Notamment des décisions individuelles d’application qui peuvent être déférées au Conseil d’Etat par la voie du recours pour excès de pouvoir.
Quant au gouvernement, il continue d’exercer ses fonctions habituelles. Mais en respectant les mesures exigées par les circonstances. S’agissant du Parlement, il se réunit de plein droit pendant toute la durée de l’application de l’article 16. Il poursuit l’exercice de ses pouvoirs législatifs et de contrôle de l’action du gouvernement. Il peut donc censurer le gouvernement et voter des lois. Mais son pouvoir est réduit de facto par l’article 16.
La durée d’application de cet article se décline en durée d’application à proprement parler; et en durée relative aux effets des décisions prises en application de l’article 16.
La durée d’application proprement dite doit se limiter au strict nécessaire. Elle cesse dès que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics est assuré. Mais dans la pratique, la décision de fin d’application est laissée à l’appréciation du Président de la République.
Même si l’article 16 est tombé en désuétude, il n’en demeure pas moins qu’il reste en vigueur, car inscrit dans la Constitution.
Un Président de la République « usurpateur » ?
Eu égard à ce qui précède, on ne peut donc comprendre la portée et la signification de l’article 80 qu’en se reportant à l’article 16 précité, avec ses conditions de fond et de forme.
Dans l’exercice des pouvoirs de crise, l’article 80 précise que les mesures prises par le Président ont pour objectif de garantir, dans les plus brefs délais, le retour au fonctionnement normal des pouvoirs publics.
A cet égard, les décisions du 25 juillet ne respectent ni les conditions de forme et encore moins les conditions de fond prévues par l’article 80 (et par analogie à l’article 16). Il est donc clair que rien ne justifie le recours à cet article. Et ce n’est pas en répétant inlassablement que les décisions prises le 25 juillet sont conforment à la Constitution qu’une interprétation erronée de l’article 80 se transforme en vérité absolue par le miracle de la sémantique.
Si le Président de la République persistait dans cette attitude de déni, il devrait alors, et en toute logique, se conformer à la Constitution qu’il est convaincu de respecter. Et faire en sorte que les institutions de l’Etat retrouvent, dans les plus brefs délais, leur fonctionnement normal.
Ce qui rendrait les décisions du 25 juillet quelque peu précipitées et dérisoires. Dans le cas contraire, l’actuel cumul des pouvoirs serait regardé comme une « usurpation de pouvoir ».
Rappelons que le Général De Gaulle, qui a eu recours à l’article 16 pour une durée à l’origine de deux mois (du 23 mars 1961 à fin mai), a prorogé son application de quatre mois. De ce fait, il a été taxé d’usurpateur.