Une rentrée scolaire 2021-2022 en trompe-l’œil. Loin, très loin de ce qu’il eût été nécessaire pour réhabiliter l’école publique, la remettre sur son piédestal, après qu’elle a subi les affres du temps. L’école publique n’est plus ce qu’elle était : l’âme, la conscience, l’ascenseur social et le principal véhicule de connaissance, de progrès scientifique, économique et social du pays. Dieu a créé le monde, l’école, au sortir de la nuit coloniale, a créé la Tunisie post-indépendance. La lutte contre l’analphabétisme – qui revient en force – et l’enseignement étaient érigés en priorité absolue.
L’émancipation du pays et son avenir en dépendaient. C’est même l’école, avec la ferme volonté de l’État, qui a créé la nation. Elle a unifié le pays, réduit les écarts, fait émerger une classe moyenne assurant la stabilité du pays, et posé les jalons d’un développement soutenu et durable.
L’école de la République a, très tôt, brisé le cercle vicieux de la misère et de la pauvreté. Rendue obligatoire pour les garçons comme pour les filles, elle a rétabli l’égalité des chances et permis aux plus pauvres parmi les pauvres d’accéder aux plus hautes marches des responsabilités publiques et privées. Il avait suffi d’une utopie directrice et d’une réelle ambition nationale pour rompre avec un passé ténébreux, rarement à notre avantage.
Pendant cinq décennies, l’école était à la fois le moteur et l’épicentre de la société. Elle rythmait l’activité économique et sociale. Elle était, beaucoup plus qu’elle ne l’est aujourd’hui, le cœur battant du pays, qui l’avait promue au rang d’une véritable religion. Les familles aux revenus limités y mettaient tout leur espoir et consentaient d’énormes sacrifices pour assurer la scolarité de leur progéniture.
Écoles, collèges, lycées, centres de formation et universités, hier, fierté de tout le pays, sont devenus de véritables plaies nationales. Une épine en chair tunisienne. Ils sont de plus en plus perçus comme une immense machine à fabriquer les échecs, l’exclusion et au mieux des diplômés avec pour seule perspective, le chômage, tant les formations sont éloignées des besoins en emploi. Ni connaissance – ce qu’elle dispensait autrefois – ni qualification, ni formation adaptées. Un vide sidéral, en dehors de rares foyers d’excellence. Un enseignement aux programmes douteux, peu en ligne avec les exigences du nouveau monde qui arrive.
L’école publique est devenue, hélas, le réceptacle de luttes et de querelles politiques, le reflet d’une société déboussolée. Elle donne le sentiment d’avoir changé de vocation. Elle est devenue le théâtre d’affrontements, pour des raisons souvent inavouées, entre l’Administration centrale et les syndicats, qui se sont érigés en véritables forces d’opposition, dont l’intransigeance n’a d’égale que leur refus du changement et d’incontournables réformes. Moins d’effort et davantage de salaire et de rémunération. Pour preuve: 15 à 18 heures de cours par semaine, sans autre forme de disponibilité, ni prise en charge des élèves en difficulté. Et un fort taux d’absentéisme.
A ce rythme, on ne peut craindre pour les enseignants ni burn-out, ni dépression nerveuse, sinon celle qu’ils provoquent chez les parents d’élèves. Certains, notamment dans les grandes villes, s’installent pour leur propre compte, bravant ainsi le sacro-saint principe de la gratuité de l’enseignement public.
Le pays, sans que personne ne s’en soucie ni ne s’en affole, ne figure plus dans les écrans radars des classements mondiaux, PISA en particulier. L’enseignement public est désormais dans un état délétère, à force de négligence, d’indifférence, d’abandon, notamment ces dix dernières années. Il n’assume plus sa fonction cardinale : assurer un niveau de formation qui permet aux jeunes et moins jeunes – formation à vie oblige – d’accéder à une meilleure insertion dans la vie active et de se projeter dans le futur.
Dans les campagnes, la périphérie des grandes villes, et dans les villes elles-mêmes, un grand nombre d’écoles sont privées d’eau courante, d’électricité, des conditions de travail les plus élémentaires. Elles sont dans un état d’insalubrité, de délabrement et d’indécence à donner froid dans le dos.
On n’investit plus ou très peu – dans l’infrastructure éducative, dans la construction de nouveaux édifices, dans la réhabilitation d’anciennes écoles. Autant dire, très peu d’investissement d’avenir. La quasi-totalité du budget du ministère est réservée aux salaires, sans que cela n’apaise les ardeurs revendicatives du personnel enseignant
L’école publique, qui autrefois gommait les antagonismes de classes, les différenciations socioprofessionnelles, n’est plus qu’un haut lieu de discrimination et de ségrégation sociales. Elle reproduit, en l’aggravant, la fracture sociale. 100 000 élèves décrochent chaque année et sont jetés sur le bord de la route. En dix ans, c’est près du 1/10 de la population qui est sacrifié sur l’autel de l’État défaillant, qui ne daigne pas prendre en charge les élèves nécessiteux, victimes de l’explosion des coûts des fournitures scolaires et des conditions d’accès à l’école. Les élites fortunées sont de plus en plus attirées par les institutions privées de toutes nationalités, qui font florès. L’enseignement et l’encadrement y sont de meilleure qualité. De surcroît, les parents d’élèves n’ont plus la hantise des grèves à répétition, des interruptions de cours inopinées, pas plus que celle des cours particuliers, devenus la marque de fabrique de l’enseignement public. Au final, ils s’en sortent à leur avantage, dès lors qu’ils n’ont pas de souci d’argent.
Écoles, lycées, universités privés se répandent à vive allure. Ils ont la cote dans la bourse des valeurs éducatives. Et pour cause: la flamme qui animait l’école publique n’est pas loin de s’éteindre. La question est d’intérêt général, car il ne fait aucun doute que le redressement du système éducatif devient un impératif démocratique. C’est l’avenir de la démocratie qui se joue dans les établissements d’enseignement public. La crise de la Covid-19 a agi comme un révélateur, en montrant à quel point le pays était coupé en deux, à cause de la fracture numérique. Après une année tronquée, en demi-teinte, on s’attendait à l’inévitable sursaut. On pensait que le personnel enseignant allait se mobiliser dans un vaste élan national pour rattraper le temps perdu et redorer le blason de l’école publique. On en est beaucoup moins sûr.
Déjà, le syndicat de l’enseignement secondaire n’en démord pas et n’en finit pas avec ses tergiversations. Il entend faire durer le plaisir, comme si la récréation n’avait pas assez traîné, alors que tout a été fait pour conjurer le risque sanitaire. Que dire, sinon que la génération Yacoubi – du nom du SG du syndicat – n’a d’autre perspective que le déclin annoncé et programmé de l’enseignement qui va nous mener au déclassement économique. Pendant ce temps, l’enseignement privé a entamé sa rentrée. De quoi accentuer les écarts, disqualifier, déconsidérer davantage l’enseignement public. Non que le premier n’ait pas droit de cité, bien au contraire, dès lors qu’il assume sa fonction, répond à un besoin et à une demande pressante. Mieux, l’émulation a ses propres vertus. Elle tire l’ensemble vers le haut. A condition que le personnel enseignant de l’État en prenne conscience. Et défende contre vents et marées l’honneur de l’institution publique.
Nous sommes entrés dans l’économie de la compétence et de la connaissance. Le niveau de formation d’un pays est des plus déterminants dans la bataille mondiale. C’est le meilleur investissement pour développer nos capacités d’innovation. Et nous épargner, de surcroît, d’inutiles dépenses sociales. Notre déficit d’innovation prend racine dans notre déclin éducatif tout au long de cette dernière décennie. Une chose est sûre : notre redressement économique passe par le redressement de l’enseignement public. Le prochain chef du gouvernement sait ce qui l’attend et à quoi s’en tenir.