Il y a vingt ans, les attaques terroristes du 11 septembre 2001 consacraient la thèse du « choc des civilisations ». Elle avait légitimé et justifié une forme de « mission civilisatrice ». Un interventionnisme d’essence idéologique par lequel les États-Unis devaient imposer les « valeurs de la démocratie », y compris par la force. Soutenu par des figures du néo-conservatisme américain, ce tournant des relations internationales s’est accompagné d’un basculement dans la bataille des récits. Ainsi, la « lutte contre l’axe du Mal » et la « guerre contre la terreur » aux intonations vengeresses ont ouvert le XXIème siècle. Cette page s’est-elle véritablement tournée?
La « guerre contre la terreur » a montré toutes ses limites symboliques et opérationnelles avec le retrait américain de l’Afghanistan et la reprise de Kaboul par les talibans. En sus de son coût financier et humain, le bilan politique, moral et symbolique de l’invasion de l’Afghanistan s’inscrit dans la lignée de la tragédie irakienne.
La fin du « choc des civilisation » ?
Initiée sans l’aval de l’ONU, l’intervention en Irak de la coalition anglo-américaine en 2003 a provoqué la chute d’un dictateur. Mais elle a suscité une déstabilisation meurtrière de la région. Résultante directe de représentations culturelles biaisées, cette expédition est venue nourrir le fantasme du « choc des civilisations ». Guidée par la pensée des néo-conservateurs, la Maison Blanche était mue par la volonté d’établir par la force une « démocratie alliée » dans une région stratégique.
Au-delà de son verni idéologique, cette opération dirigée par l’administration Bush fut une agression illégale. Elle aboutit à l’occupation militaire américaine d’une terre arabe, exemple unique dans l’histoire. Et elle provoqua la mort de centaines de milliers d’Irakiens.
En outre, les images dégradantes et humiliantes de la prison d’Abou-Ghraib affectèrent profondément et durablement la croyance dans certaines valeurs comme le respect de l’Etat de droit et des droits humains. En effet, aux centaines de milliers de victimes irakiennes, s’ajoute le recours massif à des « techniques d’interrogatoire renforcées ». Soit une normalisation de la torture par l’armée américaine et la CIA. Aujourd’hui, le camp de Guantanamo, symbole de cette faillite du droit et de la morale, n’a toujours pas fermé ses portes.
L’acte de décès du néo-conservatisme
Face au spectre d’une « guerre sans fin », le retrait progressif d’Afghanistan et d’Irak est présenté comme l’échec, voire l’acte de décès du néo-conservatisme.
Une telle analyse mérite d’être nuancée et relativisée. Si l’interventionnisme au nom de la démocratie et du « Nation Building » n’est plus au programme international des Etats-Unis, les représentations qui l’ont légitimé perdurent. Et elles continuent d’imprégner les discours et imaginaires collectifs.
Ainsi, théorisée par le politologue américain Samuel Huntington, la croyance dans un « choc des civilisations » (selon lequel l’ordre du monde tient à un conflit de systèmes de valeurs dans lequel la civilisation islamique menace l’Occident) est en effet profondément ancrée dans le débat public transatlantique. Une imprégnation qui représente en soi une victoire politique pour les néo-conservateurs.
L’alliance objective entre néo-conservateurs occidentaux et islamistes
Si ces derniers sont historiquement issus de la bataille idéologique anticommuniste, avec la fin de la guerre froide, la figure de l’ennemi stratégique et symbolique a pris les traits de l’islam.
Aux Etats-Unis, puis en Europe, l’idée d’une incapacité supposée des sociétés arabes ou musulmanes à prendre le train de la modernité (assimilée aux valeurs de démocratie, de centralité de l’individu et de sécularisation) s’est diffusée dans les milieux politiques et intellectuels.
Une vision conflictuelle dont la clef de lecture culturaliste et identitaire est désormais plaquée à des sociétés occidentales, qui seraient fracturées entre musulmans et non musulmans. Xénophobes occidentaux et islamistes jouent de cette présumée opposition entre un « Eux » et un « Nous ».
Par ailleurs, la représentation de l’islam diffusée par les divers courants rigoristes et le terrorisme djihadiste ont largement contribué à l’image rétrograde dont pâtissent les musulmans en Occident. C’est en cela qu’il convient de souligner la responsabilité historique des mouvements islamistes dans la stigmatisation des musulmans en Occident.
C’est ici que les soulèvements de 2011 sont une réponse à la thèse du choc des civilisations. A savoir que des peuples arabes ont fait montre d’une volonté, ont contredit l’image essentialiste qui les vouait à la soumission et au fatalisme.
Alors, le regard culturaliste et la doctrine du choc des civilisations se trouvent durablement invalidés par l’existence d’Arabes inspirés et mus par des valeurs universelles; telles que la liberté individuelle, la dignité humaine et la justice sociale. Des valeurs ancrées dans les sociétés arabo-musulmanes, comme l’atteste le processus ouvert en 2011 et toujours en cours.