La singularité de la Tunisie est qu’au sein d’un système politique démocratique subsiste un insoluble conflit institutionnel. Il est le fruit d’une ingénierie politique profondément marquée par l’ambiguïté de la référence juridique qui la fonde. Ce qui confère à la scène politique une instabilité permanente. Pour le moment, il va de soi que rien ne justifie que l’on qualifie l’élection de Kaïs Saïed de « transition ». Et cela s’explique par le fait qu’on ne passait pas d’une forme autoritaire à une forme démocratique; mais d’une forme démocratique à une autre. Si le « coup de force » de Kaïs Saïed débouchait sur une révision de la Constitution de 2014, truffée de chausse-trappes, on serait alors dans la configuration d’une « transition ».
En Tunisie, la « transition » a toujours été un processus purement endogène. La Constitution de 1959 était un texte démocratique. Elle instituait un équilibre au moins théorique des pouvoirs et prévoyait les techniques classiques du régime parlementaire.
C’est le système politique partisan, basé sur la position monolithique du PSD et plus tard du RCD, qui a dévoyé la nature démocratique du régime de Habib Bourguiba. L’élite aussi bien que la masse étaient tellement échaudées par le système de parti unique, qu’elles ne désiraient pas autre chose qu’un régime qui adhère aux valeurs du monde libre. Elles exprimaient leur volonté de se fondre dans le courant démocratique dont le modèle était rendu accessible à l’heure où prédomine l’interdépendance et où la souveraineté est soumise à révision.
L’interférence étrangère devient alors normale dans un monde toujours plus interdépendant. Dès lors qu’un peuple qui aspire à entrer dans un club dont on l’excluait jusque-là devait se soumettre à toutes les règles du jeu de l’ordre international démocratique.
Un socle de légitimité que personne ne met en doute
Venons-en maintenant aux slogans appelant au retour de la légitimité démocratique exprimé par ceux qui accusent Kais Saïed d’avoir fomenté un « coup d’Etat ». La singularité du système politique repose sur le fait qu’il lui manque un atout que la théorie démocratique, et par la suite la théorie démocratique de l’État de Droit, estime essentiel. A savoir: un socle de légitimité que personne ne met en doute. Concevoir la Tunisie comme une réalité profondément ancrée chez l’individu au-delà d’une expérience partagée avec les autres, comme une conscience de l’appartenance, le sentiment d’une révélation de l’identité et le bonheur de savoir que l’on est une partie intégrante de cette communauté.
De plus, le concept de patrie se réalise en premier lieu dans la Constitution politique. L’unanimité autour de la Constitution est un mode de justification du pouvoir politique similaire quant à ses effets pratiques à ce que fut le droit divin pour la royauté. Ainsi, il entraîne un ensemble de présupposés non discutables.
Le jeu politique consiste dès lors à questionner tout ce qui ne relève pas du domaine constitutionnel. Mais la stabilité du jeu lui-même réclame, en revanche, que personne ne mette en doute ce que chacun est censé considérer comme intangible.
Le patriotisme constitutionnel n’est pas garanti
La présence dans la Constitution d’obscurs concepts, de leur usage polyvalent ou simplement opportuniste, n’empêchait pas le fonctionnement normal du système politique. Etant donné que les partisans d’une position s’allient aux partisans d’une autre au Parlement; sans ressentir la nécessité d’unifier au préalable leurs conceptions.
Ainsi, tous les systèmes politiques européens jouissent aujourd’hui d’un accord fondamental sur la Constitution. Sans que les désaccords qui perdurent, plus ou moins grands mais toujours peu significatifs, ne mettent en péril le consensus de base.
Or, en Tunisie, ce consensus n’existe pas. Pour preuve, la Constitution de 2014 qui, malgré toutes ses imperfections était la pierre angulaire de la justification du pouvoir politique démocratique, vient d’être mise en cause. Et ce, par celui-là même qui n’arrêtait pas de la brandir comme un puissant talisman auquel il attribuait toutes les vertus. La contestation provient d’une institution qui doit sa légitimité à une Constitution qu’elle accepte à contrecœur et pour autant qu’elle puisse être modifiée.
Dès lors le patriotisme constitutionnel n’est absolument pas garanti. Cela engendre un discours politique dont la terminologie est ambiguë, confuse, et, souvent, contradictoire.
Un provisoire qui dure
En confisquant tous les pouvoirs, dans un provisoire qui dure, pour des raisons de menaces contre les libertés et de lutte contre la corruption, le Président Kais Saïed, connu pour être un conservateur à la piété inquiétante, a soumis la Tunisie à la wilayatal-faqih. C’est-à-dire « la tutelle du docteur de la loi/foi», incarnée par l’imam.
C’est que sous le travesti d’une conception du monde surannée, supposant l’existence d’esprits malfaisants et de démons familiers: personnalités corrompues et indûment enrichies, politiciens et juges véreux, ennemis spéculateurs et accapareurs déclarés affameurs du monde, Kais Saïed s’est mû en despote paranoïaque. Incarnant le modèle précis de la puissance politique qui se nourrit de l’appel des masses laissées pour compte. Parmi les traits caractéristiques du despote figure la saisie totale du monde par les mots, comme si la langue était un poing et que le monde y fût pris.
Conspirations et conjurations sont devenues chez lui à l’ordre du jour. On est sûr de trouver tout ce qui y ressemble de près ou de loin. Il se sent visé, ciblé, cerné. Qu’il soit le fait d’un usurpateur, ou du milieu politique, le complot accompagne le despote comme sa suite. Qu’il le suscite, qu’il le fantasme ou qu’il en soit la victime, cela importe peu. En effet, il est indispensable à la structure du pouvoir. Kais Saïed retrouve ses ennemis dans les figures les plus diverses. Quelque masque qu’il arrache, c’est son ennemi qui est dessous, de sorte que le monde devient celui de la catastrophe imminente.
Monopolisation des stratégies de communication
A l’ère des médias et du déchainement des réseaux sociaux, toute stratégie de communication politique des activités présidentielles est du ressort exclusif du personnel technique du palais. On filme, on monte et on diffuse une posture présidentielle que ne soutient que la parole, toujours verticale et à sens unique et qui n’autorise aucun échange. Elle consiste à communiquer des scandales et à dénoncer des abus en prenant à témoin un peuple prêt à lapider plutôt que d’entendre la vérité.
En abaissant la justice, dénoncée comme corrompue, tout en vantant les mérites des forces de sécurité, Kais Saïed a chargé les rapports entre le juge et le policier d’enjeux politiques.
Dans un Etat de droit, la référence qui s’impose est celle du Code de procédure pénale dont il ressort que le policier est placé sous la direction du juge. Mais ces notions, aussi fondées soient-elles, sont ignorées par une police qui estime avoir ses propres missions et une hiérarchie qui est garante de sa réalisation. Et ce, du moment qu’elle est devenue l’exécutante de l’autorité présidentielle.
Il en est ainsi de l’interdiction de voyage frappant de nombreuses personnes livrées au seul arbitraire de l’interprétation des agents des frontières. Face à la multiplication de ces abus, Kais Saïed a été contraint d’ordonner de ne soumettre personne à l’interdiction de voyager sans motif légal.
En se laissant transporter par la ferveur que lui témoignent ses partisans à chacune de ses déambulations au centre-ville, Kais Saïed s’est petit à petit laissé aller à s’enfermer dans ses certitudes, s’abandonner aux émotions de son discours et croire au bien-fondé de ses décisions, y compris les plus extrêmes.
Ses invectives furibondes contre les affameurs du peuple irritent, car restées sans grand effet. Dès lors, il n’arrive plus à se tenir à juste distance entre l’enthousiasme fervent de ses partisans, qui peut aveugler, et la rigueur d’une analyse qui, trop froidement menée, peut aboutir à une triste dissection.