La projection de presse du deuxième long-métrage de Leyla Bouzid Une histoire d’amour et de désir s’est tenue hier 28 septembre, à la salle de cinéma Le Rio à Tunis. L’Économiste Maghrébin y était. Analyse.
Comment briser les tabous quand on est emprisonné dans le cocon du sacré? Comment franchir le sol de la Cité interdite quand les murs des coutumes et traditions se dressent autour de nous? Comment s’envoler, s’affranchir, survoler le ciel de la liberté, s’imprégner d’épicurisme et goûter le plaisir voluptueux quand la société du conformisme et du conservatisme nous porte un regard accusateur?
Tant de questions qui interpellent les jeunes du monde arabo-musulmans jusqu’à l’épuisement, l’inquiétude et le désarroi. Plusieurs se trouvent face à un dilemme cornélien: se conformer aux diktats d’une société prédominée par un héritage conservateur hostile aux plaisirs charnels; ou briser tous les interdits, escalader les montagnes de la liberté et donner libre cours à ses envies, tout en savourant chaque moment de leurs aventures personnelles?
Mais que se passe-il si le chemin de Farah (interprétée par Zebeida Belhaj Amor), étudiante tunisienne venue étudier la littérature à La Sorbonne, éprise de liberté et de sensualité, croise le chemin de son camarade Ahmed (interprété par Sami Outalbali), âgé de 18 ans français d’origine algérienne, timide, conservateur, ne savant où aller entre exaltation de son désir enfoui aux fins fonds de son âme et les diktats de la société?
D’ailleurs, Leyla Bouzid maîtrisait et savait pertinemment tous les aspects du personnage d’Ahmed. Ainsi, dans une récente interview elle indique: « Je souhaitais filmer un jeune homme qui ne parvient pas à vivre pleinement son sentiment amoureux. Un jeune homme timide, littéralement submergé par le désir, mais qui y résiste. Un homme de culture arabe, parce que c’est la culture que je connais le mieux, qui doute, qui a des fragilités, qui n’assume pas ses élans de vie ».
C’est la rencontre entre ces deux personnages qui a suscité l’étincelle instigatrice des événements du deuxième long-métrage de Leyla Bouzid Une histoire d’amour et de désir ou فرح مجنون .
Il convient de rappeler que l’avant-première mondiale du film a eu lieu dans le cadre de la 60ème Semaine de la Critique, section parallèle du Festival de Cannes (6-17 juillet 2021). A Cannes, le film était présenté hors compétition dans la section « Séances spéciales » à laquelle figurent six films français en première mondiale. Ce long-métrage de fiction (103′) s’est distingué fin août au Festival du film francophone d’Angoulême. Lors de cet événement, il a remporté le Valois de diamant du meilleur film. Il a remporté, également, le Valois du meilleur acteur pour Sami Oultalbali. Il figurait parmi une sélection de dix œuvres dans la Compétition officielle de la 14ème édition de ce Festival français. Ce festival s’est déroulé du 24 au 29 août dans la ville d’Angoulême. Filmé à Paris, le film est en langue française avec sous-titrage en dialecte tunisien.
Dans le même sillage que son premier film « A peine j’ouvre les yeux » (2015), la réalisatrice propulse le cinéphile dans l’univers de la jeunesse et interroge leur vécu et leurs expériences. Deux personnages principaux Ahmed et Farah que tout oppose nous mettent devant nos désirs enfouis et notre prédisposition à franchir le sol de l’interdit ou s’enfermer dans le cocon de la crainte et de l’enfermement. Car, quand on est jeune, soit on est Farah soit on est Ahmed et pas de juste milieu.
D’ailleurs, à partir du titre arabe du film « Le fou de Farah », la réalisatrice nous renvoie à une histoire d’amour populaire d’origine arabe racontant les péripéties du poète bédouin Qays ibn al-Moullawwah dit « fou de Leyla » et Layla al-Amiriyya. Il s’agit d’un ancrage référentiel qui interpelle le cinéphile et sollicite son imagination vers la passion dévastatrice, le désert et l’absolu. Quant au titre français Une histoire d’amour et de désir, il associe l’amour dans son sens pur au désir et la sémantique du corps, de la chair et du sexe. On saurait déjà, d’emblée, que le film oscillera entre la passion et le désir charnel et qu’il se réfère à la culture et la poésie arabe dans son aspect érotique et audacieux à la fois.
D’ailleurs, la littérature érotique arabe que Ahmed, grâce aux cours de littérature à La Sorbonne, va découvrir sera le fil d’Ariane pour s’ouvrir sur le monde du désir et la découverte d’un aspect de cette culture qu’il n’a jamais connu étant donné qu’il n’a jamais vécu en Algérie et qu’il ne comprend pas la langue arabe. C’est à la Sorbonne qu’il découvrira le plus célèbre des manuels d’érotologie arabe intitulé Le jardin parfumé de l’écrivain tunisien Mohammed El Nefzaoui qui a vécu au XVème siècle. Il découvrira, également, la poésie mystique soufie du philosophe et poète syrien Ibn Arabi et son recueil de poésie L’Interprète des désirs ardents.
Ainsi, la poésie érotique arabe dans le film est un pont entre l’univers d’Ahmed et celui de Farah. Mais elle joue, également, un autre rôle, c’est le guide d’Ahmed vers un autre monde dont il ne soupçonnait jamais l’existence. Elle est, également, son guide vers la redécouverte de soi. Ce jeune français d’origine algérienne, dont les parents ont fui la décennie noire, a beau résisté avec acharnement contre la concrétisation de ses désirs, à chaque fois que le personnage masculin tend à concrétiser le désir, la timidité et le refoulement s’emparent de son être et le condamnent aux supplices de la frustration. Mais la poésie et la présence de Farah ont fini par triompher et le baptiser par le désir ardent des corps embrasés.
Tout est référence dans ce film, même les noms des deux protagonistes. Farah (bonheur en arabe) est, effectivement, une fille qui respire la joie de vivre. On la voit danser, boire et aborder tous les sujets sans complexe. Par ailleurs, Ahmed est un prénom typiquement arabe dont l’un des sens est « celui qui adopte les qualités et les mœurs du prophète Mohamed ». Ce nom évoque la religion et le conservatisme ce qui est en adéquation avec les traits de caractère de ce personnage masculin.
Long fut le parcours initiatique d’Ahmed. Long est ce parcours à l’instar de personnages similaires dans le roman arabe, avec plusieurs nuances. Le héros du roman Le quartier latin (1953) de l’écrivain libanais Souheil Idriss, Saison de la migration vers le Nord (1966), de l’écrivain soudanais Taïeb Salih ou encore La Lampe à huile (1944) de l’écrivain égyptien Yaḥya Ḥaqqi. Fil conducteur entre les protagonistes de ces romans et Ahmed, c’est que chacun d’eux, à sa façon, a vécu son propre parcours à lui. Où il s’est confronté à la spécificité d’une autre civilisation et a vécu et/ou découvert les plaisirs de la chair pour la première fois.