D’un mot, dont on n’a pas fini de mesurer l’onde de choc, le chef de l’État s’est attribué tous les droits.
Acte I : Le 25 juillet, le Président de la République dégaine l’article 80, premier missile qui a pulvérisé le chef du gouvernement, gelé les activités du Parlement et levé l’immunité des députés. Le temps avait suspendu son vol, au grand bonheur de la population.
Acte II : le 22 septembre, il enterre ce qui reste de l’ancien système, là où tout avait commencé, à Sidi Bouzid, déclenchant ainsi l’hira de ses opposants qui ont refait surface.
Jamais Président de la République n’avait osé aller aussi loin dans son désir de transformer, à son avantage, des institutions politiques. Le chef de l’État s’est arrogé sans conteste tous les droits. Jamais Président de la République n’aura concentré autant de pouvoirs.
Sans réussir à apaiser le pays qui l’a plébiscité, ni à améliorer notre visibilité politique, déjà largement embrouillée bien avant le 25 juillet. Il tarde à désigner un chef de gouvernement/Premier ministre et à former une équipe gouvernementale de combat face à la montée des périls sécuritaires, économiques et financiers. Geste d’autant plus nécessaire pour répondre aux sollicitations, voire aux injections des pays amis et alliés, des marchés, des organismes financiers et des bailleurs de fonds internationaux.
L’absence de gouvernement n’est pas bonne conseillère. L’attente qui perdure pèse sur le moral des acteurs économiques et sociaux et sur ce qui reste du microcosme politique. Et ravive les tensions et l’hostilité de ses détracteurs qui se réorganisent, s’agglomèrent et reprennent du poil de la bête. Le statu quo est synonyme d’immobilisme et de paralysie.
« Jamais Président de la République n’avait osé aller aussi loin dans son désir de transformer, à son avantage, des institutions politiques »
Le moment venu, il faudra bien s’interroger sur le coût économique, politique, financier et diplomatique de deux mois d’un non gouvernement après le 25 juillet 021. Le Président Kaïs Saïed a manqué l’occasion d’envoyer un message fort et rassurant à ses partisans, ses alliés, ses détracteurs et à la communauté internationale, sans laquelle on ne peut éviter le naufrage financier.
Le Président de la République, fût-ce dans l’optique d’un régime Présidentiel qu’il a déjà intériorisé et intégré, ne peut cumuler et assumer les fonctions d’un chef de gouvernement. Il ne peut être constamment sur le pont, à la manoeuvre et diriger à lui tout seul le pays. Surtout qu’un grand nombre de ministères – et pas des moindres – sont vacants.
Le temps ne joue pas en faveur du président Kaïs Saïed. Pas d’effet d’aubaine, l’alignement des planètes dont on pensait qu’il allait illuminer le ciel national n’a rien apporté de nouveau, ni aucune avancée. On ne voit nulle trace d’amélioration des clignotants économiques et sociaux. Certains ont même, à l’instar de la hausse des prix, plongé dans le rouge vif.
« On ne voit nulle trace d’amélioration des clignotants économiques et sociaux. Certains ont même, à l’instar de la hausse des prix, plongé dans le rouge vif »
Il faut se rendre à l’évidence : les discours enflammés, incantatoires, quand ils ne sont pas accompagnés d’action, sont improductifs et produisent le plus souvent l’effet contraire. Le Président de la République s’est embourbé dans le marais juridico-constitutionnel, sans prêter la moindre attention à l’impératif économique. Sinon de manière parcellaire, étriquée et peu cohérente. Comme s’il suffisait de fixer autoritairement les prix pour les faire baisser ; stigmatiser et diaboliser les patrons pour les faire rentrer dans les rangs. Ou menacer à grands cris les délinquants économiques et financiers pour les ramener dans le droit chemin.
Il y a loin de la coupe aux lèvres : rien de tout cela n’aura les effets escomptés. Pour preuve, les prix s’emballent comme pour exposer au grand jour la vanité et l’impuissance de l’État. Les chefs d’entreprises – privées et publiques – qui continuent de subir, malgré les dénégations du chef de l’État, interrogatoires et humiliations avant d’être autorisés ou non à prendre l’avion, lèvent déjà le pied : on voit commencer à s’élever le mur de l’argent. Ce que savent faire les investisseurs, au grand dam de l’économie nationale, chaque fois qu’ils se sentent bousculés, pris à partie.
« Les discours enflammés, incantatoires, quand ils ne sont pas accompagnés d’action, sont improductifs et produisent le plus souvent l’effet contraire »
Non, Monsieur le Président, ce n’est pas ainsi, en laissant s’installer un tel climat chargé d’incertitude et d’inquiétude, qu’on va restaurer la confiance, provoquer le nécessaire sursaut, réactiver les moteurs de l’économie et remettre le pays dans le sens de la marche. Pour effacer les stigmates de 10 ans de supercherie politique et de prédation institutionnalisée.
Seul un discours juste, sincère, grave certes, mais sur un ton mesuré qui fédère plus qu’il ne clive, peut ramener le calme, la sérénité et une forme d’assurance tranquille, pour ne pas ajouter de la crise à la crise. Et pour donner toutes ses chances à notre capacité de rebond et de redressement national.
Il faut se garder de tout emballement populiste, aux effets désastreux sur l’économie. La vérité est que l’économie nationale n’aurait pas fait preuve d’autant de résilience, alors qu’elle était sous pression, privée de vision, de politique publique et sectorielle, d’appui et de moyens, si elle n’était pas portée par la volonté et par la force des bras des grands groupes industriels et financiers, aujourd’hui jetés en pâture.
Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Qu’il faille sévir contre les patrons voyous – il en existe-, oui et mille fois oui. Mais de grâce, évitons de scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Le message vaut pour tout le monde.
(Article publié sur les colonnes de L’Economiste Maghrébin le 29 septembre 2021)