La géologie est une science aux multiples facettes et aux applications innombrables. Mais dans la liste de ses principales spécialités ne figure pas encore la conduite des affaires d’un État. De surcroît celui d’un pays qui traverse une crise majeure et multiforme. Certes, la fonction de chef de gouvernement, n’ayant jamais été sanctionnée par un diplôme, est ouverte à tous. En revanche, la compétence politique professionnelle, parce que la majorité de ses éléments n’est pas formalisée, ne peut être acquise sur un mode scolaire, proche de celui des hauts fonctionnaires. D’où la nécessité impérieuse pour les acteurs politiques de: maîtriser et d’incorporer savoirs, savoir-être et savoir-faire spécialisés; débattre et écrire autour de questions de politique publique en rapport avec les valeurs et les principes qu’incarnent leurs partis ou mouvements; parler en public, mettre en scène leurs émotions; s’investir dans les compétitions et les conflits avec adresse; avant de se convertir aux activités de terrain. Autant de difficultés particulières destinées à intérioriser les composantes d’un métier dont l’exercice est le plus souvent revendiqué sur le mode d’une vocation préexistante ou d’un dévouement pour autrui que vient traduire le projet d’une société moderne, libre, égalitaire et prospère. Qu’en est-il donc de la nomination de Najla Bouden?
Il n’échappe à personne que la nouvelle de la nomination d’une femme, Mme Bouden, pour incarner l’exécutif a fait l’effet d’un séisme qui, bien que de faible magnitude, a été fortement ressenti parmi ceux qui s’attendaient à l’arrivée d’une compétence reconnue pour faire face aux défis générés par la crise économique. Quant à la promotion d’une femme à un tel niveau de responsabilité, elle n’a pas trop dérangé l’opinion publique dans une société qui a intégré dans sa culture la construction parasismique de la règle de parité homme/femme. Le pouvoir détenu par Nadia Akacha à la présidence, son emprise sur toutes les décisions politiques et son ascendant sur Kaïs Saïed, avaient aussi préparé le terrain. Sonnant la fin du patriarcat politique et de la masculinité toxique.
Le principe de probité en politique en faveur de Mme Bouden
Issue du monde universitaire, Mme Najla Bouden est sans conteste une totale novice en politique. Sans hautes compétences acquises dans d’autres champs que celui de l’enseignement de la géologie, elle a été choisie et nommée par la seule volonté d’un chef d’État obsédé par le principe de probité en politique et attaché à maintenir et à défendre sur le plan de la morale publique la primauté du verbe divin. Dans la mesure où la nouvelle cheffe de Gouvernement vient d’entrer dans une nouvelle vocation, prenons un soin particulier à l’accompagner pour lui éviter déceptions et désillusions.
Commençons d’abord par rassurer Mme Bouden que son domaine de compétence, la géologie, partage avec la vie politique de nombreuses identités qui unissent, par des manifestations communes, les deux domaines de connaissance. D’un côté, l’étude de la nature, l’origine et la situation des roches, la description des strates, ou couches de terrain, qui constituent l’écorce terrestre; et, de l’autre, les sources des différents systèmes d’idées et de pratiques politiques, la stratification sociale, les luttes d’intérêt et l’organisation de la société. Comme pour la géologie, la vie politique est aussi le lieu où se produisent, métaphoriquement, tremblements de terre, éruptions volcaniques, raz de marée, glissements et éboulements, affaissements, inondations, avalanches et tectonique des plaques. Autant d’homologies de structures susceptibles de transformer la nouvelle fonction de Mme Bouden en un voyage en terrain connu.
Loin d’avoir accédé au rang scientifique pur et en acceptant de traiter des formes du relief par le biais d’objets autres relevant de l’hydrologie, de la climatologie, etc., la géologie voit la compréhension de son objet propre déterminée de l’extérieur par des disciplines dites connexes. Elle se dispense ainsi d’élaborer un discours autonome sur son objet. De facto, la géologie devient obligatoirement une discipline dite « de synthèse », collectionnant les diverses opinions d’autres savoirs à propos d’un objet de connaissance qui est le sien.
Il en va de même de la politique, qui n’est pas une science, mais qui a besoin de la science. Dans sa première fonction, elle a pour but d’identifier et de prévenir les dangers qui peuvent affecter une société ou une cité, de nous protéger. Il faut, ici aussi, que s’établisse la même synthèse avec une science de la nature, une science des comportements et des ressources humaines; ainsi que l’économie qui a pris une place de plus en plus centrale dans la politique.
Pour une géologue, la terre est composée de différentes couches: sa surface est la croûte. Puis, au fur et à mesure qu’on avance en profondeur, on atteint le manteau, puis le noyau. En démocratie remontent aussi du sous-sol les couches épaisses: Constitution, institutions gouvernementales, partenaires sociaux, peuple, économie, etc. Procédons, par une opération de carottage, à l’exploration d’une mutation politique consommée avec le passé d’une manière brutale et projetée dans le futur, mais qui peine à trouver toute correspondance avec le régime démocratique dont certains continuent de se prévaloir inlassablement.
La démocratie à la tunisienne
Beaucoup d’États s’autoproclament démocraties, sans aucune pertinence, puisque la démocratie est susceptible de taux éminemment variables d’un pays à l’autre. En Tunisie, la démocratie était voulue d’abord comme un processus de transformation rapide et profond du système politique. Elle fut revendiquée ensuite comme un succès historique une fois surmontée la première élection présidentielle au suffrage universel.
Traduite en actes, la démocratie était censée lutter contre l’injustice. Notamment par une fiscalité plus juste, liée à une redistribution sous forme de biens d’équipement collectifs ou d’augmentation des salaires résultant d’une taxation non pas du travail, mais des très hauts salaires et des bénéfices non investis. Instrumentalisée par des considérations relevant d’une absence de culture politique et d’éthique économique, le système était devenu confus, instable, incertain.
L’on vit alors défiler à tire-larigot et tant de fois invoquée une série de mauvais prétextes: la transition démocratique demande encore plus de temps; les enjeux ne sont pas uniquement d’ordre institutionnel; les soutiens financiers seront les garants de la pérennité de la démocratie, etc.
Une constitution peut en cacher une autre
Depuis 2014, une nouvelle constitution encadre les compétences publiques selon le principe de la souveraineté du peuple et de la séparation des pouvoirs. Elle est la source et les limites des pouvoirs d’État.
Or, parallèlement, une seconde constitution, non écrite et qui n’a été votée par personne car pur produit de l’histoire, était blottie au fond de la première. Structurée par la culture, elle nourrit l’imaginaire politique du Tunisien habité par l’exemple à la tête d’un État du leader incontesté, source de toute autorité où l’homme peut alimenter ses valeurs et trouver le modèle de son comportement quotidien. Cette exemplarité est la vraie clé pour comprendre un système redevenu, avec les déboires de la démocratie représentative, aussi valable pour le peuple d’en bas que pour le peuple d’en haut.
Le coup de force du 25 juillet répond aussi à un besoin de régénérer et de revaloriser un modèle devenu synonyme de déclin et d’usure; espace désolé, vide, dépourvu de vrai sens et surtout lieu de corruption.
On ne devient pas de toute force ou par un heureux hasard homme ou femme d’État. En général, la valeur d’un Chef/cheffe de gouvernement qui compte réussir une longue carrière en politique, réside en sa capacité à maîtriser un certain nombre de compétences requises pour diriger un pays et se dévouer corps et âme pour ses habitants.
La chasse aux voleurs et aux fraudeurs
Or, les défis reconnus, qui appellent l’engagement profond, seraient susceptibles d’être aussitôt anéantis par les innombrables interventions du président de la République. Ainsi que par son inconstance, ses atermoiements et sa totale ignorance du fonctionnement de l’État. Car n’ayant à l’esprit que la chasse aux voleurs et aux fraudeurs. Le chef d’État et son entourage, le futur gouvernement et sa pléthore de ministres, seraient difficilement l’antidote à la grisaille des jours.
Alors, en dépit des mauvais indicateurs, on continuera à rassurer la population par des mensonges organisés qui ne donnent pas à la majorité des Tunisiens, aux plus pessimistes, aux plus incertains, aux plus dubitatifs, le goût de vivre, ni la volonté de croire.
La soi-disant « Tunisie nouvelle », vouée aux avenues royales de la démocratie, s’achemine vers l’impasse. Une réalité lancinante qui ne cesse de trouver sa traduction sous la forme d’avertissements sérieux lancés par le FMI, la Banque Mondiale et les instituts de notation. Ils mettaient tous en garde les gouvernements successifs en leur annonçant en fait le spectre de « la République bananière ». A savoir, une variation sur le thème du déclin et du dépérissement économique qui n’a pas l’air de hanter outre mesure les dirigeants.
Le récit du processus de libéralisation de la vie politique en Tunisie et l’affirmation solennelle des principes de la primauté du suffrage universel, de la séparation des pouvoirs, qui auraient fait penser que le pays est entré irréversiblement dans la galaxie des pays démocratiques, s’est arrêté un 25 juillet 2021.
Mise à l’épreuve de la réalité pendant dix ans, la démocratie proclamée avec vigueur, mais restée sans universalisme, sans progressisme et sans rationalisme, a été incapable de se hisser de son état embryonnaire à un niveau plus achevé, à une harmonieuse « architectonique », à une culture politique démocratique véritable, la base d’une philosophie morale lui ayant fait défaut.
En outre, on peut aligner à ce propos les comportements non responsables, les pratiques non éthiques, le regain de ferveur religieuse trompeuse, l’absence de respect des institutions et de valeurs de la République au niveau des plus hautes instances de l’État. De même qu’un parlement hétéroclite composé des représentants élus qui, bien qu’appelés à discuter, à voter les lois et à contrôler l’action du gouvernement, étaient dans leur grande majorité sous-éduqués, incultes, incompétents et disposant d’une conduite de base limitée pour ne pas dire écœurante.
Tout cela était venu rappeler aux plus fervents enthousiastes, adeptes d’un fanatisme poétique à l’endroit de la démocratie, que cette alternance avait contribué à l’enracinement d’un régime de liberté susceptible d’évolution plutôt régressive. Et que le mode d’organisation du pouvoir, notamment sur le plan du pluralisme politique, s’il venait à perdurer, finirait par en ruiner la crédibilité et la pérennité.
Sous tous les gouvernements, nous assistâmes à l’arrivée d’opportunistes qui cherchaient à réorganiser leur vie en fonction d’une carrière à réaliser, de postes à conquérir. Des personnes qui avaient rejoint les partis sans avoir jamais fait de politique, ni géré des départements, ni administré des institutions. De ce point de vue, Mme Bouden n’a pas à souffrir de complexes.
N’allez pas croire que ces gouvernements étaient sans idéologie. Ils en avaient bien une, organisée sur le mode totalitaire, mensonger, cohérent et « mieux que la réalité elle-même », comme le dit Hannah Arendt. La politique n’était rien de plus qu’une magistrale mystification organisée sur les thèmes du progrès et de la prospérité malgré l’appauvrissement généralisé. Une omerta était pratiquée sur les indicateurs économiques et le pouvoir de l’argent: argent réel et argent virtuel; argent sale et argent propre; mais aussi l’argent qui domine les gouvernements par le marché; et celui qui le contrôle par les conditions dictées, mais rarement suivies du FMI et de la BM.
L’exercice du pouvoir n’a jamais été pour les régimes successifs une affaire où l’on cherche à résoudre les problèmes, mais des affaires qu’on traite entre soi. Les excès que l’on reprochait naguère au régime déchu réapparurent aussitôt. Ainsi que toutes les pratiques qui, en d’autres univers, avaient pour noms: connivence, manigance, clientélisme, corruption, népotisme qui frise l’endogamie, copinage, familialisme, appartenances partisanes, collusion, « renvoi d’ascenseur », chantage, compromis et compromissions. État, gouvernement et majorité parlementaire étaient sous la houlette d’une classe politique qui avait ainsi fini par appliquer les usages du parti unique à la démocratie.
Un parlement gelé
Contrairement aux anciens chefs de Gouvernements, Mme Bouden n’aura pas à s’encombrer d’un parlement qui accorde et retire la confiance. Elle n’aura à rendre compte qu’à la grandeur de sa Majesté Kaïs Saïed dont la force intérieure et spontanée rayonne dans la création de valeurs nouvelles, lui ôtant toute velléité de poursuivre le moindre rêve.
A priori, Mme Bouden a fini par être convaincue qu’elle porte en elle une prédisposition innée à diriger ce pays. Et qu’elle pourrait être le modèle du leadership vertueux, des qualités que s’attribue déjà amplement son bienfaiteur et Maître. Dans ce domaine, elle risque cependant de déchanter.
Comment expliquer qu’on puisse continuer à ergoter sur la Constitution, bonne ou mauvaise, quand tout est à l’arrêt. Avec: l’urgence qui porte sur l’emploi de près d’un million de chômeurs; sur le déficit public et un budget 2021 non encore défini et non encore bouclé; l’impérieuse relance même pas entamée de l’activité économique; la hausse des prix et l’approvisionnement des marchés?
De telles questions, certes de première importance, ne semblent pas susciter autant d’intérêt que les arguties institutionnelles. Non pas parce que Kaïs Saïed soit obsédé par l’importance de ces questions; mais parce qu’il ne possède pas de solution, encore moins de vision quant à l’avenir économique du pays. Simplement parce que l’action économique, bien que présente dans tous les esprits, n’est pas encore pour lui constituée en enjeu politique.
Si Mme Bouden n’est pas là pour traiter les affaires courantes, nous lui rappelons que le changement n’aboutira pas de lui-même. Tant qu’on continuera à reproduire le même système, tant qu’on ne procédera pas à une refonte des structures du pays et de ses institutions, tant qu’on ne pensera pas la gouvernance autrement.
Car, force est de reconnaître que la rupture avec le passé n’a pas encore eu lieu. Et son manquement risque fort de faire échec à cet immense espoir du 25 juillet. Tant les facteurs de blocages sont nombreux, diffus et puissants, car tapis parmi les nantis, les structures d’une administration corrompue et les agents d’un service public indifférent aux usagers et inefficace.
Pour qu’une gouvernance soit REELLE et EFFECTIVE, il faut d’abord que la cheffe de Gouvernement, qui fait semblant de discuter avec le chef de l’État de la composition de ses collaborateurs, daigne regarder autour d’elle. Najla Bouden pourra alors constater si par hasard la composition de son propre gouvernement correspond bien aux impératifs de la cohérence politique. Si elle est bien également le reflet de son engagement solennel à faire aboutir les principes d’une politique efficace.
Enfin, au court de sa longue ou courte mission, Mme Bouden entendra beaucoup parler du peuple. De ce qu’il veut et de ce qu’il rejette et dont le culte risque d’appauvrir davantage la vie politique du pays. Toute secousse politique ranime chez lui toutes sortes de revendications qui s’expriment sur le mode tribal, régional ou confessionnel. Exacerbant d’anciens cadres de solidarités qui n’ont plus lieu d’être.
D’où la question lancinante de la reconstitution homogène du corps politique nécessaire à tout État moderne. D’où aussi la difficulté de la représentativité de cette toile humaine hétéroclite et de ces groupes bigarrés générateurs de tensions qui retrouvent dans la réincarnation du zaïm un Kaïs Saïed qui se complait dans la figure du sauveur, et du bienfaiteur. Un rassembleur, capable de rendre à l’État son prestige, à la société sa pérennité et au peuple ses richesses. Sauf que la jeunesse qui le soutient aujourd’hui ne se reconnaît qu’en ceux qui transformeraient ses attentes en résultats tangibles.
Alors, à quoi sert un chef d’État? A gouverner d’abord, à guider ensuite et à rassurer enfin. De ces trois attributs, Kaïs Saïed n’en a réalisé aucun. En attendant, le mieux pour Najla Bouden, serait de garder les pieds sur terre. Cette terre, la nôtre, qui TREMBLE dans toutes ses couches et dont Mme Bouden est chargée de trouver des solutions pour la stabiliser, la développer et la faire rayonner pourquoi pas….