La France annonçait, le 28 septembre dernier, une réduction drastique du nombre de visas accordés aux ressortissants du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie. Une mesure de réduction-rétorsion qui vise officiellement à sanctionner la « passivité » de ces pays du Maghreb à rapatrier leurs citoyens faisant l’objet d’une mesure d’expulsion de la part de la France.
Une décision de réduction des visas qui nourrit la montée des tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie. Ainsi, suite à des propos tenus par le président Macron lors d’une rencontre avec des descendants de protagonistes de la guerre d’Algérie (rencontre au cours de laquelle il a estimé qu’après son indépendance en 1962, l’Algérie s’est construite sur « une rente mémorielle », entretenue par « le système politico-militaire »), la puissance du Maghreb rappelait son ambassadeur à Paris. De même qu’elle interdisait son espace aérien aux avions militaires français. Pourtant, derrière la dimension diplomatique et régionale de cette affaire, ses ressorts sont liés à des enjeux de politique franco-française.
La montée de la question de l’immigration dans le débat politique français
Le sujet de l’immigration est au cœur de la vie politique française depuis désormais plus de quatre décennies. Mis en sommeil durant les Trente glorieuses, le thème de l’immigration a fait irruption dans les années 1970. Le choc pétrolier et ses conséquences économiques avaient changé la donne en matière de politique migratoire. Le président Giscard d’Estaing interrompt en 1974 l’immigration de nouveaux travailleurs, il met en place des aides financières au retour (sans succès) et défend l’idée d’un renvoi massif de travailleurs immigrés.
Le contexte est alors propice au durcissement progressif de la législation en matière d’entrée et de séjour des étrangers en France. En effet, la conjugaison d’une crise sociale (avec un chômage structurel et massif) et d’une crise des idéaux collectifs de substitution (déclin du marxisme) ont aiguisé le développement d’un sentiment de vulnérabilité dans la société française. Les immigrés et les « Français d’origine » sont alors jugés responsables des maux de la France.
Dans les années 1980, cette mise en accusation orchestrée par le discours de l’extrême-droite frontiste s’est progressivement diffusée à la majeure partie de l’échiquier politique, y compris à gauche. Certes, la victoire de François Mitterrand est associée à la régularisation de 130 000 étrangers et la suppression de la politique de « l’aide au retour ». Mais les premiers signes du discours vallsiste apparaissent. A cet égard, un autre Premier ministre socialiste– Laurent Fabius, pour ne pas le citer– considère que « Le Pen pos[ait] les vraies questions ». Tandis que son prédécesseur Pierre Mauroy déclare, à l’endroit d’ouvriers en grève, que: « Les travailleurs immigrés sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises. »
Quant à la droite parlementaire, le RPR et l’UDF de l’époque n’avaient rien à envier au Rassemblement national d’aujourd’hui. Puisque la stigmatisation de l’immigration est intégrée dans son propre corpus idéologique. Une rigidité assumée par Jacques Chirac lui-même, celui des « bruits et des odeurs ».
Issue du Front national, la référence aux « Français de souche » et au « racisme anti-blanc » s’est étendue à la droite « républicaine » version UMP. Une dérive incarnée et consacrée par Nicolas Sarkozy, qui restera dans l’histoire comme le président de la Vᵉ République qui a pris la responsabilité d’institutionnaliser la question de l’identité nationale. Sa campagne présidentielle de 2007 avait déjà été marquée par le triptyque immigration-identité-intégration, comme l’attestent un certain type de déclarations. Telles que: « La France est un pays ouvert, mais ceux que nous accueillons doivent prendre en compte nos valeurs. (…) On ne peut pas parler d’intégration, sans dire ce que nous sommes, ce qu’est la France » (meeting à Caen, le 10 mars 2007). L’ennemi identitaire est clairement désigné, il est intérieur, il est en France, mais pas en Nous.
D’ailleurs, dès le soir de sa victoire au second tour de l’élection présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy déclare: « Je veux remettre à l’honneur la nation et l’identité nationale. Je veux rendre aux Français la fierté d’être Français ». Si la stratégie du chef de l’Etat vise à conquérir un espace politique occupé par l’extrême-droite (et à « siphonner » l’électorat du FN), la création en mai 2007 d’un ministère accolant dans son intitulé les termes « immigration », « intégration » et « identité nationale » est un acte historique et symbolique fort. Un acte de cristallisation institutionnelle de l’avènement d’une République qui tente de se définir contre les autres. Formellement, ce nouveau ministère devait répondre à des finalités répressives, anti-migratoires. A savoir, la lutte contre: l’immigration illégale; le travail illégal des étrangers et sur la politique des visas. Mais aussi avec le chiffrage des étrangers « irréguliers » à expulser…
Suivant la même logique, à mi-mandat, Nicolas Sarkozy juge « nécessaire » l’ouverture d’un débat sur l’identité nationale, dont l’organisation officielle sera assumée par l’ancien secrétaire national du PS et député socialiste, Éric Besson. Ponctué de dérapages xénophobes au sujet de l’islam et des minorités ethno-culturelles, le « débat » a tourné court. Effectivement, il était clos au bout de trois mois, sans avoir pu dégager une quelconque définition positive de l’« identité nationale »: ce qu’elle est substantiellement.
De ce fait, le ministère de l’identité nationale est supprimé en novembre 2010 lors du remaniement gouvernemental, quand l’idéologie qui le sous-tend a continué d’accaparer l’agenda politique.
Identité nationale, déchéance de nationalité, droite et gauche même combat
Le retour de la gauche au pouvoir en 2012 l’atteste. Sans revenir sur les déclarations intempestives de Manuel Valls, figure centrale du quinquennat de François Hollande, il suffit ici de rappeler l’idée défendue par ce couple politique d’inscrire, dans notre Constitution, la possibilité de la déchéance de la nationalité pour les binationaux convaincus d’actes de terrorisme.
Cependant, la déchéance de nationalité des binationaux contient une rupture symbolique avec l’un des principes fondamentaux de la République. A savoir l’égalité de tous devant la loi, sans distinction d’origine, de race et de religion.
Ce type de proposition initié par l’extrême droite et défendue par la gauche au pouvoir finit de brouiller le vieux clivage entre « nationalisme » de droite, qui condamne le danger que représentent les « étrangers » et « patriotisme » de gauche, qui fait primer le social sur le national.
Macron, la question de l’immigration et des visas
Si le thème de l’immigration mérite un débat sérieux et serein, c’est la passion qui l’emporte encore et toujours, au point que les chiffres statistiques sont ignorés. Selon les chiffres officiels, en 2018, on comptait en France 6,5 millions d’immigrés. Autrement dit de personnes étrangères nées à l’étranger; soit moins de 10% de la population nationale. Parmi ces immigrés, 2,4 millions ont obtenu la nationalité française. Ainsi, la fameuse « pression migratoire » et le discours lancinant sur les arrivées massives d’immigrés relèvent plus du fantasme que de la réalité. Car, la France n’est pas le pays d’Europe recevant le plus de demande d’asile, loin s’en faut.
Il n’empêche, l’actualité qui rythme le mandat d’E. Macron est caractérisé par la promotion médiatique de la théorie complotiste du « Grand remplacement ». Théorie selon laquelle les populations d’origine immigrée se substituerait à la population française d’origine, « de souche ». Une chimère qui cultive les peurs irrationnelles et rejaillit sur l’attribution de visas.
Or, l’instrumentalisation du thème de l’immigration ne peut que croître plus encore à l’approche de l’élection présidentielle. Preuve en est avec les décisions de restriction des visas que vient de prendre la France…