Alors que l’ensemble des pays arabes touché par le Printemps arabe n’a connu que les affres de l’islam politique ou des guerres civiles, pourquoi seule la Tunisie a réussi sa transition démocratique de 2011 avec le moindre mal? Peut-on parler de tunisianité?
Dans un passionnant ouvrage intitulé « Tunisia : An Arab Anomaly » annoté par le chercheur Édouard Jourdain de l’Institut des hautes études sur la justice et dans un article publié le 25 octobre 2021 sur les colonnes de l’hebdomadaire parisien le Point, Safwan Masri, professeur à la prestigieuse université Columbia, s’est évertué à résoudre cette énigme de la tunisianité.
Ainsi, l’auteur qui insiste sur la singularité de la Tunisie au sein du monde arabe, explique pourquoi le modèle tunisien n’est pas aisément transposable aux autres pays arabes. Car, souligne-t-il, « ces derniers partagent des points communs comme la langue ou la religion. Mais leur histoire a forgé des identités spécifiques irréductibles à un même modèle ».
Tunisianité
Pour l’auteur de cet ouvrage richement documenté, « la tunisianité désigne une identité qui est le fruit de civilisations amalgamées, dès le IIIe siècle avant notre ère, regroupant les héritages berbère, carthaginois et arabe.
Ensuite, la Tunisie comme entité politique n’a pas été forgée par les empires coloniaux. Son histoire moderne et ses frontières remontent au XVIIIe siècle et à la dynastie des Husseinites, qui n’a pris fin qu’en 1957.
Enfin, la Tunisie est au croisement d’influences européennes et méditerranéennes: elle fut plus dirigée dans son histoire par des non-Arabes (les Normands, les Berbères et les Français se succèdent du XIIIe au XIXe siècle) que par des Arabes. Cette identité cosmopolite lui a ainsi permis de surmonter les crises qu’ont pu connaître de nombreux pays arabes à la suite de la décolonisation ». Ainsi, explique-t-il la singularité forgée par l’histoire
Les clés d’une réussite
Mais, il n’a pas que l’histoire qui explique que la Tunisie soit le seul pays démocratique du monde arabe. Selon Safwan Masri, d’autres facteurs expliquent la réussite de la transition démocratique tunisienne de 2011.
« Si on considère ses ressources, ses faibles dotations lui ont paradoxalement rendu possible d’échapper dans une certaine mesure à l’emprise des puissances coloniales, dans un premier temps et aux enjeux de la guerre froide dans un second, ce qui lui a permis de garder une relative indépendance.
D’une part, la société civile, condition de la formation d’un régime démocratique, s’est très vite développée ». A-t-il écrit.
A titre d’exemple, l’auteur insiste notamment sur le rôle joué par l’UGTT, syndicat né en 1946, « qui permettait aux Tunisiens de faire valoir leurs revendications sans menacer directement le pouvoir. Ainsi que le rôle des femmes, lesquelles ont vite acquis une place importante dans la société, comme en témoigne l’adoption en 1956 du Code du statut personnel. Sans oublier le programme éducatif aussi qui est distinct de ce qui se pratique dans la plupart des pays arabes: de nombreux enseignements sont bilingues et la philosophie est valorisée ».
Le rôle de Bourguiba
D’autre part, l’auteur rappelle que Bourguiba, dans les années 1950, avait mis en œuvre des dimensions réformistes, notamment la laïcité. « Mais à la différence d’Atatürk, qui a violemment combattu l’islam et la religion, Bourguiba insiste sur la possibilité d’une religion modérée et compatible avec la raison ».
« C’est ainsi qu’il a recours à l’exégèse d’un verset coranique pour justifier la prohibition de la polygamie. Cette politique expliquerait la faible influence des courants islamistes en Tunisie ». Ainsi, a-t-il avancé, le mouvement Ennahdha, qui émerge dans les années 1980, n’est pas aussi développé que celui des Frères musulmans en Égypte et n’aura que peu d’impact sur la révolution de 2011.
Et de rappeler dans ce contexte qu’en Algérie et au Maroc, la société civile est au contraire de plus en plus imprégnée d’un islam rigoriste, avec la montée du Mouvement pour la société de la paix, en Algérie, tendance Frères musulmans et du Parti de la justice et du développement, au Maroc.
Passionnant.