L’homme d’affaires et finaliste à la présidentielle de 2019 Nabil Karoui a fait irruption sur la scène politique grâce à son pouvoir médiatique. Son éviction de cette même scène s’accompagne logiquement de la neutralisation de ses outils médiatiques. Telle est l’une des conséquences de la décision du régulateur de l’audiovisuel (la Haute Autorité indépendante de la communication – HAICA), de fermer Nessma TV, vitrine de ses actions humanitaires; ainsi que deux autres chaînes TV et une station radio. Une décision juridiquement fondée (ces médias émettaient sans habilitation). Elle souligne combien le lien entre pouvoirs politique et médiatique sont liés dans les régimes politiques modernes.
Or dans une société de la communication, la démocratisation rime forcément avec la médiatisation de la compétition politique. Cette équation ne va pas de soi et doit être régulée, encadrée. Pour que le débat politique soit au service de l’information, avec des médias citoyens. Et qu’il ne se réduise pas à une lutte d’egos qui relève plus de la « société du spectacle » que d’une société démocratique.
Symbole d’une dérive du système politico-médiatique
La chute de Nabil Karoui apparaît comme un effet boomerang de sa propre stratégie de communication politique. Largement comparé à la figure bouffonesque de Silvio Berlusconni, Nabil Karoui est un homme d’affaires et de télévision. Il est devenu un homme politique. Cependant, le cumul des casquettes du fondateur de la puissance chaîne privée, Nessma, ne pouvait que susciter une suspicion de conflit d’intérêts. Et c’est précisément cette faculté à instrumentaliser son propre média qui a précipité sa chute.
Issu de l’élite socio-économique du pays, il a su incarner un discours antisystème. En se focalisant sur l’échec cuisant de l’action publique en matière économique et sociale des divers gouvernants depuis 2011. Exploitant les défaillances de la transition démocratique et le désespoir de beaucoup de concitoyens, il a cultivé l’image de sa propre réussite personnelle et de son action caritative dans une visée électoraliste. Pour mieux souligner l’apathie, l’inaction, voire l’impuissance, des gouvernants.
Dès lors, c’est bel et bien l’image de l’homme providentiel qu’il a tenté d’ériger pour arriver à ses fins présidentielles. Il a presque réussi, après avoir touché le cœur d’une partie importante des couches populaires. Le contexte politique de défiance généralisée et de fragmentation de la classe politique a joué en sa faveur.
Mais la politique ne saurait être réduite à des postures populistes. Nabil Karoui symbolise ces nouveaux acteurs de la vie publique tunisienne qui se complaisent dans le langage outrancier et les opinions caricaturales. Se détournant allègrement des exigences constitutives de toute responsabilité publique. Sa télévision elle-même était allégrement dans l’ère du « clash » et du « buzz ». Au point de se montrer incapable d’organiser des débats structurés et argumentés. Ceci n’est pas une fatalité: des médias offrant des programmes de qualité ne relèvent pas d’une quelconque chimère. Un tel but relève même d’une exigence démocratique. Encore faut-il protéger le pluralisme.
Pluralisme médiatique et pluralisme politique
Dans les dictatures comme dans les démocraties à la dérive, les médias sont une cible naturelle pour le pouvoir. Poutine comme Trump l’ont déjà démontré. Or il n’y a pas de démocratie sans pluralisme des médias.
L’équilibre démocratique tient notamment dans la conciliation entre la domination de la majorité et le respect du pluralisme des opinions, prolongé par un lien entre « vie démocratique » et « pluralisme politique ». Dans une « démocratie d’opinion », cette relation doit intégrer la donnée médiatique.
Ainsi, l’enjeu n’a pas échappé au Conseil constitutionnel en France qui, dès sa décision du 18 septembre 1986, considéra que « le pluralisme des courants d’expression socioculturelle est en lui-même un objectif à valeur constitutionnel, que le respect de ce pluralisme est une des conditions de la démocratie, que la libre communication des pensées et des opinions, garantie par l’article 11 de la Déclaration de 1789, ne serait pas effective si le public auquel s’adressent les moyens de communication audiovisuelle n’était pas à même de disposer, aussi bien dans le cadre du service public que dans celui du secteur privé, des programmes qui garantissent l’expression de tendances de caractères différents dans le respect de l’impératif d’honnêteté de l’information; qu’en définitive, l’objectif à réaliser est que les auditeurs et les téléspectateurs, qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l’article 11 de la Déclaration de 1789, soient à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu’on puisse en faire les objets d’un marché ».
Autrement dit, l’information n’est pas une marchandise comme les autres: c’est un bien commun, un élément constitutif du jeu démocratique. C’est pourquoi la liberté du « journaliste » doit être particulièrement protégée. Il doit même incarner un véritable contre-pouvoir.