Il faut se rendre aujourd’hui à cette affligeante évidence qu’en l’absence de tout débat démocratique, Kaïs Saïed, en agissant en dehors des normes républicaines de l’État de droit, a réduit la vie politique à sa seule personne. Elle est reconnaissable à travers ses appels réitérés adressés à un peuple authentique, transfiguré comme sain, honnête, fidèle, auréolé du courage et de la vertu. Mais qui ne correspond à rien de précis. Sinon aux jeunes désœuvrés issus des fractions urbaines, périurbaines et paysannes, sans instruction appropriée, sans respect pour les règles de civilités, sans motivation, privés de moyens à raisonner juste. Ceux qui condamnent sans détour le travail et qui rêvent de vivre dans un printemps perpétuel qui répond immédiatement à leurs besoins.
Le manque et la rancœur se feront sentir dès lors que l’État se révèlera incapable de satisfaire les réquisits du superflu. Ceux-là donc choisis par Kaïs Saïed, sont donc les moins susceptibles d’adhérer à des valeurs communes de civisme et de dévouement pour le bien de la Nation.
Dans la mesure où nous sommes dans un régime d’exception qui va à l’encontre des principes républicains de médiations institutionnelles, la raison, qui seule peut éclairer individuellement les citoyens et permettre de dégager la volonté générale, n’assure plus les vertus de transmission des valeurs communes. C’est-à-dire les références morales et éthiques, les normes et les règles de comportement autorisant la vie sociale et les règlements des conflits, en particulier la gestion de la violence.
Au nom de la transparence de la vie politique, Kaïs Saïed fait feu de tout bois pour essayer de faire rêver ce peuple qu’il sublime, cette plèbe insociable, cette multitude bruyante, cette masse informe rétive à l’effort et au travail bien fait. Laquelle partage les goûts grossiers et les jugements superficiels, mais qui demeure la seule sensible à sa musique.
Dans la mesure où nous sommes dans un régime d’exception qui va à l’encontre des principes républicains de médiations institutionnelles, la raison, qui seule peut éclairer individuellement les citoyens et permettre de dégager la volonté générale, n’assure plus les vertus de transmission des valeurs communes.
L’influence des médias, ayant bouleversé le discours politique, le Conseil des ministres, dont les délibérations se tiennent normalement à portes closes, est devenu une sorte de causerie au coin du feu. Permettant au président de la République de justifier, sans aucune aura de charisme ni d’éloquence, son action politique, économique et sociale.
Un conseil sans ordre du jour sinon l’éternel laïus à perte de vue, à l’adresse des récalcitrants et des dissidents. Et les appels au changement qui dévient désormais à la mise en cause de tout ordre politique autre que le sien, impliquant une rupture purificatrice avec un présent susceptible d’advenir du seul fait de l’incantation verbale.
La réunion collégiale finit alors par tourner à un appel à la haine de l’autre. Et au violent ressentiment, à la rupture rédemptrice, au bouleversement supposé remettre les choses en ordre et le pays à l’endroit.
De part et d’autre de la table, se font face deux brigades de ministres d’un gouvernement de studieux écoliers de la cour du palais.
Ils s’occupent à prendre en notes ce que dit l’enseignant qui use des mêmes outils de guerre politique, réitère menaces et mises en garde qu’accueillent un silence appliqué.
Par ailleurs, celle qui est pourtant censée superviser, coordonner et diriger l’activité du gouvernement, n’a pas l’air d’exister et n’est gratifiée d’aucune reconnaissance formelle. D’élément fondamental du pouvoir tel que défini par la constitution, Najla Bouden n’incarne désormais qu’une institution incertaine et dépendante de l’importance que s’est octroyé dans la pratique le chef de l’État.
On est désormais invité un jour par semaine à écouter, lassés et médusés à la fois, le même discours médiatico-politique savamment filmé avec ce prisme dénaturé surjouant la posture autoritaire du tribun. La sensibilité populiste se confond dès lors avec la sensibilité misérabiliste.
Il arrive cependant que l’on croise dans cette galerie des entrepreneurs pourvoyeurs d’emplois. Et qui, grâce à leur savoir-faire et à l’opiniâtreté qui leur permet de se créer des aptitudes à la gestion de la croissance, ont simplement réussi leur vie. Il y a enfin les propriétaires terriens, fermiers et agriculteurs. Certains travaillent dur et gagnent peu.
Car, le postulat idéologique de Kaïs Saïed met en scène une jungle dans laquelle s’affrontent dans un combat inégal « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas ». Le tri social se fait ainsi par dichotomie. D’un côté le peuple spolié qui a droit à la légitime récupération de ses biens. De l’autre les riches usurpateurs où s’assimilent différentes catégories de la population. Dont le seul tort est de mener une vie prospère; alors que les victimes souffrantes crient misère.
Parmi ces figures diabolisées de la prospérité outrageante qui doit tout aux biens mal acquis, il y a de tout. A savoir: contrebandiers chevronnés; vils corrompus aux méthodes remarquablement sophistiquées; spéculateurs habiles; entrepreneurs gérant des affaires louches; évadés et fraudeurs fiscaux arborant d’indécents signes extérieurs de richesses; et résidant dans les quartiers aisés.
Il arrive cependant que l’on croise dans cette galerie des entrepreneurs pourvoyeurs d’emplois. Et qui, grâce à leur savoir-faire et à l’opiniâtreté qui leur permet de se créer des aptitudes à la gestion de la croissance, ont simplement réussi leur vie. Il y a enfin les propriétaires terriens, fermiers et agriculteurs. Certains travaillent dur et gagnent peu.
Le gouvernement, le droit, la justice et la propriété, seront inéluctablement et une fois pour toutes dépassés par l’émancipation de l’Homme de toutes les contraintes artificiellement imposées sur l’activité humaine.
Or, le discours populiste laisse vaguement entendre que des terres de culture, achetées ou obtenues par voie de succession, appartiennent à tout le monde et que l’héritage est une infamie. Le gouvernement, le droit, la justice et la propriété, seront inéluctablement et une fois pour toutes dépassés par l’émancipation de l’Homme de toutes les contraintes artificiellement imposées sur l’activité humaine.
En cela, Kaïs Saïed aurait même fini par nous renvoyer aux célèbres paroles de l’anarchiste français Pierre-Joseph Proudhon. Lequel affirme: « Il n’y a pas de biens mal acquis, car tous les biens sont mal acquis. »
Mais l’ennemi du peuple, et autant de Kaïs Saïed, n’est pas seulement identifié au seul exploiteur, au riche bourgeois qui craint qu’on le dépossède de ses biens, aux élites (impures et illégitimes) qui méprisent les masses (pures et authentiques). Mais il s’étend à ceux qui, collaborant avec l’étranger, ourdissent dans l’ombre de secrets projets pour se réapproprier le pays.
A travers de nébuleuses théories, le mythe du complot comme seule opposition possible devient alors une composante essentielle du discours populiste que traduit l’opposition manichéenne du « NOUS et EUX », de la souveraineté et de l’ingérence.
Emporté par sa rhétorique, s’agrippant à tout ce qu’il trouve sur son passage sans en mesurer la portée, Kaïs Saïed, dans un passage tiré de son préliminaire aux travaux du Conseil des ministres, a fait frémir d’indignation tous ceux qui tiennent à la paix sociale et croient aux institutions régaliennes comme un facteur d’ordre, d’équilibre et de lien social. Certes, il y a bien des magistrats véreux, des juges corrompus, des politiques compromis, mais rien ne justifie qu’on s’en accommode. Il suffit, ici comme ailleurs, d’engager des actions pour leur éradication. Et ceci est valable pour tous les agents de l’État.
Or, ce principe élémentaire, qui permet d’assurer des régulations sociales essentielles, ne répond pas à l’exploitation démagogique des revendications d’un peuple. D’où son appel solennel, dont il ne mesure nullement la portée politique et sociale déstabilisante, qu’il a adressé « aux citoyens honnêtes afin qu’ils nettoient le pays de ceux qui ont altéré les biens de l’État et du peuple ».
Par cette terrible injonction, Kaïs Saïed délègue à un groupe social indéfini, mais supposé représenter les moins favorisés, sans prendre en considération ni les raisons pour lesquelles ces individus sont dans cette situation, ni les efforts qu’ils font ou ne font pas pour s’en sortir, s’ils se sont montrés paresseux ou qui ont fait des choix imprudents, le soin d’éliminer les ennemis du peuple, les montrer du doigt par voie de délation, de dénonciation ou de persécution en les accusant de crimes divers.
De ce fait, n’importe qui, pour peu qu’il se reconnaisse comme un être honnête et de bonne foi dans une société fortement inégalitaire pourrait, au nom de cet alibi moral douteux, emprunter d’autres voies que celle de la justice, agir en toute autorité et en toute impunité en mettant en avant son statut de défenseur de l’intérêt national au-dessus des partis (en dissolution) et des institutions (discréditées) qui nous attribuent, par des règles les propriétés de telle ou telle de nos actions, pour débarrasser la société de tous les « affameurs » du peuple, épurer le pays en supprimant tout ce qu’il considère comme contrevenant à sa perception personnelle de l’égalité sociale.
« L’honnête citoyen », dont parle Kaïs Saïed, est celui qui se conforme à une norme morale socialement reconnue où n’entre ni fraude ni falsification. Pour autant, elle ne lui donne pas le droit de régir le monde à sa manière. Car aussi probe et dévoué soit-il, « l’honnête citoyen » doit aligner son approche sur les principes et les valeurs de la gestion publique moderne régissant les relations entre gouvernants et gouvernés et les rapports entre particuliers.
De plus, l’honnêteté peut être bornée, farouche, tenace, de même qu’elle exerce toujours une violence: envers soi-même car elle implique de se laisser affecter; et envers le réel parce qu’elle implique de ne pas rester fidèle à des principes, de faire violence à une réalité constamment neutralisée par les instruments démocratiques de participation et de liberté de choix, dans tous les domaines de la vie de nos sociétés.
En fait, la démarche de Kaïs Saïed est beaucoup plus pernicieuse et plus dangereuse qu’on le croit. Elle remet en question le principe même de l’État de droit qui implique l’obéissance de tous, gouvernants et gouvernés, à la loi.
En appelant ses partisans à s’emparer du pouvoir de « faire la loi », il ne fait que ressusciter une institution islamique en la soustrayant en apparence à l’influence religieuse. En appelant les honnêtes citoyens à « nettoyer » le pays, il leur accorde en fait une autorité morale livrant ainsi la société à la seule volonté de ceux qu’il considère comme honnêtes ou bons musulmans qui se revendiquent d’un verset du Coran (3/110): « Vous êtes la meilleure communauté qu’on ait fait surgir pour les hommes, vous ordonnez le convenable, interdisez le blâmable et croyez à Dieu ».
Ainsi, ce verset, en résumant le devoir de la hisba dévolu au parfait musulman, avait pris l’ampleur, à l’époque du prime islam, d’une censure volontaire des mœurs et aussi d’une inquisition qui poursuivait des crimes qui, le lendemain, devenaient des vertus.
A ce verset, fera plus tard écho ce hadith attribué au prophète: « Celui qui voit un mal qu’il le change avec sa main. Celui qui ne peut pas le changer avec sa main qu’il le change avec sa langue. Et celui qui ne peut pas le changer avec sa langue qu’il le change avec son cœur et ceci est le plus bas de la foi ».
En appelant les honnêtes citoyens à « nettoyer » le pays, il leur accorde en fait une autorité morale livrant ainsi la société à la seule volonté de ceux qu’il considère comme honnêtes ou bons musulmans.
Plus tard, l’État musulman, pour régulariser et restreindre l’application de cette obligation d’apostolat que le Coran impose aux musulmans et contenir les abus et les violences des zélateurs fanatiques, a dû instituer une magistrature qu’exerça un muhtasib chargé de la police des marchés et d’une façon générale de veiller à la bonne conduite de tous en public, en réprimant les abus conformément à la loi.
Le mandat de Kaïs Saïed sera-t-il celui de « la grande épuration » de 2019-2024? Une technique de gouvernement indispensable à tout régime totalitaire qui se distingue des simples dictatures par son dynamisme et par l’élimination de tous les freins et contrôles qui s’exercent, non certes au niveau des institutions politiques, mais au sein de la société.
L’épuration est alors le procédé par lequel un dirigeant contraint ses partisans à rester dynamiques et flexibles. C’est l’équivalent totalitaire du renouvellement des élites par recours à l’élection dans les démocraties. Aussi longtemps que le régime de Kaïs Saïed restera totalitaire, aspirant au pouvoir total, à des objectifs totaux, le processus d’épuration restera indispensable et plus insidieux.