En ordonnant à sa ministre de la Justice d’élaborer un décret-loi relatif au Conseil supérieur de la magistrature, Kaïs Saïed prête le flanc aux soupçons de tentative d’ingérence. Pour ne pas dire de mainmise sur les affaires de la justice.
La polémique de trop? Pour le Président, c’est désormais la mère des batailles. Ainsi, l’assainissement de la justice passe forcement par la révision de la loi sur le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Une mesure à ses yeux « pas moins importante que la Constitution ». Pour ses détracteurs les moins mal intentionnés, le chef de l’Etat, ayant déjà accaparé touts les leviers du pouvoir en une seule main, aura franchi le Rubicon en s’ingérant avec ses grosses bottes dans les affaires de la justice.
Les magistrats sont en majorité intègres, mais…
Ainsi, en accordant audience, il y a deux jours, au palais de Carthage à la ministre de la Justice, Leila Jaffel et au premier président de la Cour des comptes, Najib Ktari, le président de la République déclarait: « La majorité des magistrats sont intègres, honnêtes et respectueux de la loi. Malgré les tentatives de corruption et les pressions qu’ils subissent ».
« Je suis convaincu que les magistrats rejettent ce genre de pratiques malsaines », soulignait-il. Toutefois, « la corruption dans le système judiciaire n’a pas totalement disparu. Alors, il ne peut y avoir de véritables réformes sans une réforme radicale de la justice, soutenait-il.
Un projet de décret-loi inquiétant
Par conséquent, il juge « indispensable » une révision de la loi sur le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Assurant à l’occasion qu’il « n’interférera pas dans les affaires de la magistrature ». Avant de confirmer que les magistrats « seront eux-mêmes mis à contribution dans l’élaboration de ce projet ». Un ouf de soulagement dans certaines structures professionnelles qui criaient à « la violation » de la loi organique relative au Conseil supérieur de la magistrature.
En effet, notons que, lors du dernier conseil des ministres, le président de la République demandait à Mme Jaffel d’élaborer un décret-loi relatif au Conseil supérieur de la magistrature, sans donner plus de détails. Une vague initiative par ordonnance qui laisserait prévoir une mainmise du département de la Justice sur le CSM.
Bouzakher : « Une ingérence dans le pouvoir judiciaire »
Mais c’était sans compter sur la réaction du président du Conseil supérieur de la magistrature, Youssef Bouzakher. Puisqu’il estime, dans une déclaration accordée le 2 novembre à Shems FM, que si le Président de la République s’orientait vers l’annulation du CSM, « ce serait une ingérence claire dans le pouvoir judiciaire ».
« La suppression du CSM signifie l’élimination des garanties accordées par la justice. Et l’empiètement sur le chapitre relatif au pouvoir judiciaire dans la Constitution ». Ainsi arguait-il, en marge de sa participation à un séminaire organisé à l’occasion de la célébration de la Journée internationale pour la lutte contre l’impunité des crimes contre les journalistes.
Et d’ajouter: « Une telle décision aura un impact direct sur le chapitre des droits et des libertés. Du fait que le magistrat est le garant de la liberté ». Assurant ne pas s’opposer à la réforme de la justice; mais que cela devait se faire d’une manière « participative ».
« On reproche actuellement au CSM de ne pas lutter contre la corruption et de ne pas trancher les affaires dans des délais raisonnables. Alors que les mécanismes dont il dispose ne le permettent pas », justifiait le magistrat. En faisant constater « que les mécanismes accordés au Conseil ne permettent pas de réaliser ces objectifs. Le contrôle des travaux judiciaires étant assuré par l’Inspection générale du ministère de la Justice, sous l’égide du pouvoir exécutif ».
Cependant, « le conseil a ouvert les grands dossiers et personne ne pourrait nous accuser de couvrir la corruption », martèle-t-il.
Ahmed Soueb: « La justice, comme Ben Ali à l’époque »
Même son de cloche de la part de l’ancien magistrat au Tribunal administratif, Ahmed Soueb. Il assure sur les colonnes de notre confrère Tunisie Numérique, que « même dans le cadre de l’application de l’article 80 de la Constitution, le président de la République n’est pas autorisé à avoir la mainmise sur le Conseil supérieur de la magistrature ».
« Avoir la mainmise sur le CSM confirmera et prouvera la théorie selon laquelle Kaïs Saïed a orchestré un coup d’Etat, complété par une accaparation des pouvoirs comme l’a fait Ben Ali à une époque ». M. Soueb, réputé pour son franc parler mais toujours courtois et affable, ne semble pas faire dans la dentelle.