Après l’euphorie et l’ivresse du pouvoir, le rappel à la dure réalité s’impose de lui-même. Dans un premier temps, le président Kaïs Saïed laissait penser que la restitution problématique de l’argent détourné par des patrons voyous suffisait à nous soulager de nos peines. En libérant le pays des fourches caudines du FMI et en nous mettant en situation de nous dispenser des marchés financiers, voire de nous émanciper des donateurs et créanciers institutionnels, bilatéraux ou multilatéraux. Il a vite fait de se rendre à l’évidence.
Pour s’apercevoir, au final, et en peu de temps, que les choses sont beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît : il y a loin en effet de la coupe aux lèvres. Au mieux, l’État, le dépositaire de la souveraineté nationale, ne pourra récupérer – au prix d’un immense dégât dans le milieu patronal – que des miettes : moins d’un mois de salaire de ses fonctionnaires, en révolte permanente contre leur fiche de paie. Désillusion de courte durée et atterrissage en douceur du chef de l’État, qui se ravise à temps et change son fusil d’épaule. A défaut de faire payer les délinquants financiers de haut rang, ces carnassiers du capital, il nous ressort l’argument peu enviable de l’austérité. Vieille rengaine, du reste hautement inflammable. L’austérité. Le mot est lâché, sans autre forme de précision.
Pour l’heure, nous sommes réduits à de simples conjectures. Seule certitude : des coupes sombres dans le budget, mais lequel, et avec ou non l’intention d’épargner les dépenses d’équipement, ces investissements d’avenir.
« Seule certitude : des coupes sombres dans le budget, mais lequel, et avec ou non l’intention d’épargner les dépenses d’équipement, ces investissements d’avenir »
La CGC, au moins dans sa composante énergie, serait-elle, à cet égard, dans le viseur de l’État ? Comment résoudre l’impossible équation de la masse salariale de la fonction publique qui, fait inédit et unique en son genre, laisse peu de chose aux autres postes du budget ? Et pour couronner le tout, par quel miracle l’État pourrait-il remettre d’aplomb les entreprises publiques, celles notamment du secteur concurrentiel, aux déficits et dettes abyssaux ?
L’austérité, en empruntant le chemin sinueux de la sacro-sainte vérité des prix, prête pour le moins à discussion. Le pays, ne l’oublions pas, est déjà rétrogradé, ravagé par l’incertitude, la précarité, la hausse des prix, le poids du chômage. Et un avenir à tout le moins confisqué.
La morale, la décence, la sagesse voudraient qu’on ne peut soumettre à une nouvelle cure d’amaigrissement un pays exsangue, où plus du tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté. Si cela doit se produire, on ne s’étonnera pas qu’il bascule dans une zone de turbulence et d’instabilité de tous les dangers.
Cela voudrait dire qu’il faut en premier réduire le train de vie de l’État et de ses entreprises et ne plus s’accommoder du trop-plein de leurs effectifs, qui entache leur crédibilité et plombe les finances publiques. Voeu pieux.
Si cela pouvait se faire, cela se saurait. On n’a jamais vu la fonction publique renoncer à ses privilèges et se saborder. Le risque serait de voir l’exécutif passer par pertes et profits les dépenses d’équipement et les investissements d’avenir.
« Le pays, ne l’oublions pas, est déjà rétrogradé, ravagé par l’incertitude, la précarité, la hausse des prix, le poids du chômage »
Avec des effets – néfastes – sur la qualité des prestations de services publics, déjà très mal en point : la santé, avec des hôpitaux délabrés, l’enseignement, sans écoles dignes de ce nom, des moyens de communication et une logistique d’une autre époque qui achèvent de couler nos entreprises.
Il est peu probable que le chef de l’État, engagé par ailleurs dans un combat sans merci contre la nébuleuse islamiste et les nostalgiques d’une révolution dévoyée, se laisse entraîner dans une telle aventure, aux issues tout aussi incertaines que dangereuses.
Et ce n’est pas sans raison, si le tout-puissant président de la République semble, au fil des réactions, donner à l’austérité qu’il préconise une tout autre tonalité, en faisant
pencher la balance du côté de la « rationalisation » des importations, tous azimuts, au mépris des intérêts nationaux.
Le pays est d’une telle porosité, livré depuis plus de 10 ans à la cupidité d’importateurs peu scrupuleux, véritables fossoyeurs de l’industrie nationale ! On y importe de tout, à tous les prix et pour toutes les bourses, de quoi saturer le marché local, devenu lui-même terre de prédilection de l’économie informelle et des circuits parallèles.
Ailleurs, dans les pays industrialisés avancés et les démocraties les plus abouties, un seul geste de l’État mettra fin à une déferlante de marchandises, peu utiles et aux origines douteuses, sans aucun apport pour le secteur productif.
« Le pays est d’une telle porosité, livré depuis plus de 10 ans à la cupidité d’importateurs peu scrupuleux, véritables fossoyeurs de l’industrie nationale ! »
On n’agira pas autrement, si on veut résorber notre déficit extérieur, reconstituer nos réserves de change et stabiliser la valeur du dinar qui n’en finit pas de glisser, sans aucun impact sur la compétitivité des entreprises, ni à l’export, ni pour freiner la frénésie des importations, libres de tout contrôle, et le plus souvent exonérées de droits et de taxes. Qu’est-ce à dire ? Sinon qu’il s’agit de revenir à une forme de rationalité de nos achats de l’étranger, plutôt que d’un retour inconsidéré à un protectionnisme pur et dur.
Le patriotisme économique, surtout en temps de crise, pour peu que les produits soient proches des standards de prix et de qualité mondiaux, doit être la règle. On sait où nous a conduits l’impossible politique de ni l’une ni l’autre. Ni rationalisation de la consommation, ni lucidité en matière d’importations, résultat des courses : asphyxie financière et démantèlement de notre industrie.
L’investissement ne peut, en effet, résister au choc de l’explosion du déficit extérieur et de la dette. Il atteint déjà son plus bas historique. Et rien ne laisse présager un rebond à brève ou moyenne échéance, sans une politique volontariste digne de ce nom. Qui soit adossée à un contrat social et à un pacte de croissance pour expurger le pays de ses freins, excès, outrances, dérives et incohérences. Cela n’enlève rien à la nécessité de retrouver grâce aux yeux du FMI.
Avec la ferme volonté d’optimiser les subventions à la consommation, au moyen d’un ajustement progressif des prix, qui ne plonge pas dans la détresse de larges franges de la population, en situation de précarité. Ni au fait qu’il faut contrôler rigoureusement les importations, dont l’utilité est loin d’être prouvée.
« Le patriotisme économique, surtout en temps de crise, pour peu que les produits soient proches des standards de prix et de qualité mondiaux, doit être la règle »
Une nouvelle cure d’amaigrissement, quand la majorité de la population tient à peine sur ses jambes, relève du déni de la réalité. Ce remède de cheval tuera le malade, en le guérissant de la maladie. Cette nouvelle saignée provoquerait un séisme politique, social et sécuritaire.
Mieux vaut sévir contre les importateurs du superflu et de l’éphémère. Qui, de surcroît, ne contribuent en rien à l’effort de solidarité et de construction nationales. Dans un cas comme dans l’autre, il reste beaucoup à faire. On n’a pas tout tenté pour maîtriser les dérives dangereuses des déficits jumeaux.
Le président de la République, la cheffe du gouvernement, qui se mure dans le silence, et ses ministres doivent aller au charbon, expliquer et convaincre, sachant à l’avance que le noeud du problème est ailleurs. Et pour cause : colmater les fissures ici et là est certes nécessaire, mais loin d’être suffisant pour triompher d’une crise structurelle.
L’erreur serait de se focaliser sur les effets, plutôt que d’agir sur les causes communes à ces déboires, budgétaire et commercial. C’est la raison pour laquelle l’austérité est tout à fait inappropriée et relève d’un faux diagnostic.
La crise multiforme que subit le pays n’est pas due à un excès de demande, elle-même très amoindrie, la cause en est un déficit et une insuffisance d’offre. Le meilleur remède serait d’envisager un véritable plan de relance de l’économie, d’accroître la production, au moyen d’une politique d’offre adéquate, en activant les moteurs de la croissance que sont la consommation, l’investissement et les exportations.
« Dans un cas comme dans l’autre, il reste beaucoup à faire. On n’a pas tout tenté pour maîtriser les dérives dangereuses des déficits jumeaux »
L’austérité est ce qu’il faut éviter, car elle ajouterait de la crise à la crise, avec pour principal effet : une stagflation dont on ne se relèvera jamais. Seul cri de ralliement pour sortir de la crise par le haut : libérer la production, produire plus, créer des emplois, distribuer des revenus supplémentaires et générer davantage de recettes publiques, en plaçant la confiance au centre de la fonction de production.
Le chef de l’État a ouvert récemment une brèche, en annonçant un audit de la dette publique. Les acteurs économiques et sociaux doivent s’y engouffrer pour braquer la lumière sur les points noirs et les zones d’ombre. Pour construire un nouveau socle de confiance.
Ce droit – ou devoir – d’inventaire décidé par le chef de l’État ajoute à la crédibilité de l’exécutif et l’expose moins à la défiance de l’opinion publique, et notamment à celle des acteurs économiques et sociaux.
Reste à gagner pleinement toute leur confiance, pour faire repartir à vive allure tous les moteurs de la croissance. C’est là une tout autre histoire.