Depuis le 25 juillet, et surtout au lendemain du 22 septembre 2021, réprobations, critiques, sentences et condamnations à tout crin se suivent, mais ne se ressemblent pas. Passons sur l’enthousiasme collectif de ceux qui se placent du côté de la rupture avec le statuquo que ne cessent d’agiter les pro Kaïs Saïed.
Face à l’accablement impuissant de tous les mécontents: ceux qui craignent pour le « pouvoir » qu’ils détenaient; grâce auquel ils se permettaient TOUT. Et qui appréhendent aujourd’hui une existence sans attributions, ni privilèges. Les « affairistes » qui grâce à leurs réseaux étaient comme des poissons dans l’eau. Enfin, les fortunés opérant dans toutes les sphères où il est question d’argent et de biens publics. Ceux-là n’arrêtent pas depuis de crier au « coup d’État militaire », au « renversement du régime », au « retour à un pouvoir autoritaire personnalisé et usurpé ». Ainsi qu’à la violation des libertés publiques et de l’État de droit.
Bref, tous ceux qui dénoncent l’avènement d’un Léviathan de la régulation morale des pratiques humaines pour qui les privilèges et les titres de rente personnels, qui perduraient jusque-là sans entraves, doivent s’effacer devant l’application rigoureuse de la loi, expression de l’intérêt général.
Une Propagande mensongère
Intéressons-nous maintenant aux réactions internationales. Après une période de flottement, certains États ont commencé à formuler des réserves et à critiquer la décision de Kaïs Saied d’après des critères appropriés qui varient d’un pays à l’autre.
Ainsi, aux messages des gouvernements occidentaux, qui fusent de partout, s’y mêle l’inévitable hypocrisie d’organisations internationales manipulées par des partis politiques, des ONGs hostiles et de puissants groupes de pression bien rémunérés.
Alors que certains États s’abstiennent de parler, d’autres s’expriment dans un langage diplomatique euphémique, aux formules aussi obscures qu’alambiquées. Cherchant prudemment à ménager les événements et les protagonistes, sans s’engager vraiment dans un sens ou dans un autre. Se contentant de faire part de leur « préoccupation ».
Enfin, plus engagés sont les ministres et représentants parlementaires étrangers. Ils s’estiment les gardiens de l’exemplarité démocratique, ayant l’habitude de remplir des fonctions conservatrices où ils défendent l’ordre établi et craignent le chaos. Le plus souvent d’ailleurs pour des raisons non-intellectuelles mais idéologiques ou géopolitiques. Ceux qui ont fait le choix de venir s’enquérir sur le terrain de la situation, en prenant contact directement avec les dirigeants du régime « vilipendé ».
Toutes les condamnations de l’outrage fait à la règle universelle de la suprématie de la Constitution, tous les appels lancés au Président tunisien à rétablir les travaux de l’Assemblée des représentants du peuple et à garantir l’État de droit, tous les projets de résolutions qui insistent sur la nécessité d’un dialogue constructif à l’échelle nationale avec la participation des partenaires sociaux, notamment l’UGTT, se gardent bien de renvoyer leurs opinions à la réalité des dérives « démocratiques » d’une société devenue fortement inégalitaire dans un pays rongé par la pauvreté, le chômage, les migrations clandestines, la corruption tous azimuts, les pratiques mafieuses et l’impunité.
En revanche, ils préfèrent développer un discours sans nuance, largement partagé tant qu’il contribue à satisfaire une bien-pensance occidentale, entretenue par les régimes qui avaient occupé la scène politique tunisienne pendant dix ans.
Pour assurer leur survie, islamistes et modernistes, souvent les deux, avaient intérêt à enjoliver la réalité quitte à recourir au mensonge afin d’entretenir ce « consentement universel » qui leur assurait une place éminente dans le concert des Nations, de même que la confiance et les aides cruciales des institutions internationales.
Mais voilà qu’un pays arborant aux yeux du monde un indice élevé de démocratie, serait redevenu subitement totalitaire ou autoritaire! Grâce à une propagande mensongère destinée à tenir lieu de vérité. Et faisant fi des enjeux majeurs de l’intérêt national. Les ténors droits-de-l’hommises s’étaient rangés sans le moindre discernement aux côtés de ceux qui n’avaient cessé d’alimenter le mécontentement populaire, d’accélérer la dégradation économique et de contribuer à accroître le pourrissement de la situation politique et le délitement de l’autorité de l’État.
En fait, pendant dix ans avons-nous jamais été les citoyens d’un pays démocratique? Et dans la négative quelle en est la raison?
Ce que démocratie veut dire…
Pendant longtemps, « démocratie » n’a signifié qu’un genre de gouvernement et non un idéal de liberté et de justice. C’est un régime parmi d’autres régimes possibles et légitimes.
Une démocratie peut être parlementaire ou présidentielle. Elle peut aussi être formelle car n’étant pas politique mais inscrite vaguement dans une banalisation de l’accès à un bien ou à un service. Elle peut aussi se déclarer populaire ou aspirant à une légitimité religieuse gouvernée selon des préceptes tirés du dogme.
En tant que concept éthique, la démocratie est inséparable des Droits de l’Homme et s’impose comme chargée d’une autorité, instituée ou non. Le lien fondamental de la démocratie à la souveraineté populaire reconnaît au Peuple une véritable autorité sur lui-même.
Alors, la question est de savoir comment le Peuple peut l’exprimer et en quoi se distinguent d’une part les investitures d’autorité, par exemple d’un chef charismatique; et d’autre part, les délégations des pouvoirs qui constituent le principe des Parlements.
Cependant, même si l’on reconnaît l’impuissance finale de l’autoritarisme. L’autorité reste une dimension indépassable du politique, que là où une démocratie fait de la loi et des principes constitutionnels, la seule forme tolérée de l’autorité, l’État, dans ce qu’il a de plus abstrait, demeure la seule instance habilitée à administrer l’autorité en démocratie et à légitimer la démocratie elle-même.
La Tunisie a vécu soixante ans sous le pouvoir personnel de deux présidents de la République. Jusqu’au tournant des événements de janvier 2011, les Tunisiens s’en remettaient pour tout ce qui concernait leur destin, politique aussi bien qu’économique, à l’État et ses incarnations vivantes. Ainsi, rien ne venait perturber leur insouciance du lendemain, grâce à un pacte longtemps convenu entre un peuple et les tenants du régime: ni débats d’idées, ni contestation politique, encore moins un intérêt partagé pour la chose publique; mais une relative stabilité socioéconomique qui s’accommodait tant bien que mal de la privation de liberté politique assurant par là le maintien de l’état des choses. Tout était médité, anticipé, décidé, exécuté par la seule volonté d’un pouvoir politique sans contrôle ni partage.
A l’issue de la chute du régime et du départ de son parrain, on décréta que la Tunisie sera désormais un pays démocratique. Il suffirait pour cela que ses prometteurs se conforment au cahier de charges de l’appellation d’origine pour garantir les attendus, l’organisation et les moyens de l’exercice de la liberté.
Or, une démocratie c’est essentiellement une question de temps, de culture et de traditions. Dans un contexte social et politique traversé par tant d’erreurs et de méprises sur le vrai sens et le juste usage de la démocratie, la question du temps reste capitale. Car une démocratie ne s’accomplit pas parce qu’un dictateur a été chassé du pouvoir, ou parce que des insurgés ont proclamé haut et fort leur souveraineté, ou appelé à la constitution d’une souveraineté du Peuple délégué par le Peuple à ses représentants.
En effet, une fois la liberté conquise, une démocratie ne saurait se réduire à un ensemble de procédures. Comme la pratique du suffrage universel ou à l’attribution du droit de vote. Mais elle doit contribuer en priorité à la constitution d’une communauté civique et à la réalisation d’un vivre ensemble.
Or, dix années de souveraineté du Peuple, n’ont produit à ce jour que l’instabilité politique, les conflits partisans, l’incertitude économique, l’insécurité totale, le mépris de la loi, les abus de pouvoir, les tromperies, l’irresponsabilité généralisée, l’attentisme comme mode de gouvernement, le délire des revendications, la fragmentation de la société.
La surenchère dans la contestation des hiérarchies et l’impunité totale d’une expression en logorrhée émanant de l’élite d’un peuple acculé au voyeurisme. Tantôt embarrassé par les propos d’un tel, tantôt réjoui par les révélations sur tel autre. Mais plus que jamais désespéré du spectacle malsain au quotidien que lui offrent les acteurs d’une société censée avoir été politiquement refaite.
De même que le niveau d’industrialisation ne suffit pas à caractériser le développement économique d’un pays, la tenue d’élections libres ne préjuge en rien de la maturité démocratique de la société, de ses politiciens, de ses élites et de ses électeurs.
Devant le spectacle consternant de la pagaille sociale et politique, du clientélisme, des financements occultes des partis et de leur corruption qui n’ont jamais cessé de régner dans le pays, se pose inévitablement la question du poids déterminant de facteurs socioculturels dans la pratique démocratique et des conditions sociales de création d’institutions représentatives fortes, efficaces, responsables et irréprochables.
Car comment expliquer, sinon par l’enracinement d’une culture politique, qu’une transition démocratique réussisse dans certains pays et pas dans d’autres?
La pratique du débat favorise les compromis et les priorités dans les actions et atténue les conflits idéologiques. Les rapports autoritaires hiérarchiques verticaux et clientélistes, propres au régime autocratique, avaient pourtant survécu, constituant l’unique horizon du personnel politique, au lieu et place des rapports horizontaux de réciprocité, de confiance et de coopération, garants d’une modernité économique et d’un meilleur rendement institutionnel grâce à la culture civique des habitants. C’est ce qui explique qu’ici, la démocratie s’implante et s’épanouit, que là elle échoue lamentablement.
Atavismes autocratiques
Pour qu’il y ait démocratie il aurait fallu que ses principes aient imprégné la conscience politique du peuple tout entier. Que chaque individu, au sein de la famille, de l’entreprise, du parti, ait déjà reçu une éducation démocratique à travers une tradition où toutes les questions sont résolues par le débat contradictoire et la soumission à la majorité des voix. Que chaque membre de la société: ouvriers et paysans, intellectuels et entrepreneurs, hommes et femmes, soient arrivés à la forme la plus accomplie de l’éducation démocratique militante dans les luttes pour la liberté.
Or le soulèvement qui a fait tomber le régime n’avait ni comités révolutionnaires, ni leadership, ni doctrine et pas de méthode. C’était le résultat d’un mécontentement général qui a trouvé sa limite dans la chute du régime sans oser aller au-delà. Le plus grave est que ceux qui se sont précipités pour s’associer au mouvement, au nom d’une douteuse opposition au régime de Ben Ali, pour satisfaire leur appétit de puissance, sont à l’image de cette foule bigarrée qui n’a que l’émotion pour conscience politique et n’est imbue d’aucun des attributs de la démocratie. C’est ce qui, à ce jour, a engendré cacophonie, et a révélé en même temps des atavismes autocratiques tenaces parmi tout le personnel dirigeant.
Dans le cadre de cette transition démocratique, la population a été soumise à un processus rapide de régulation politique qui voulait qu’on arrive rapidement à transformer le Tunisien en citoyen. Or cela implique que ce dernier soit déjà conscient des véritables enjeux des institutions démocratiques; qu’il admette surtout que le vote n’est pas toujours synonyme de victoire, ni forcément porteur d’une amélioration de ses conditions de vie.
Un peuple qui ne s’est pas formé à la démocratie et n’a pas construit sa conscience sociale dans la lutte pour la liberté, ne sait pas l’apprécier; encore moins la pratiquer et la défendre.
Intermède autoritaire
La démocratie étant absente dans la conscience du peuple, parce qu’elle n’a jamais été la condition de sa constitution comme Nation, de sa libération et de son développement social, ne pourra jamais conditionner son futur développement. Il faut donc donner le temps à la démocratie de s’épanouir calmement et sûrement, non par un procédé mécanique, mais à travers une transformation des mentalités, l’enracinement des traditions de dialogue et d’ouverture à l’autre, l’implantation d’une éthique et d’une morale politique, la pratique d’une façon de vivre dans laquelle tout se tient, les pouvoirs autant que les mœurs et les valeurs, pour qu’un jour on puisse prétendre à une vie politique organisée. On est encore trop loin du but. Le 14 janvier 2011 a ouvert la voie à la conquête de la démocratie. Mais la route s’est avérée plus longue que prévue, la pente plus rude parsemée d’embûches, et aucune technique n’est disponible pour accélérer le processus.
Alors que l’autoritarisme, par excès d’ordre, est un ennemi mortel de la démocratie, l’anarchie, par excès de liberté, est proprement le contraire de la démocratie.
Le processus entamé par Kaïs Saïed peut signifier un moment de rupture avec un système figé dans le cadre d’une démocratie devenue hégémonique, qui a perdu ses repères sinon sa raison d’être. D’où la nécessité d’un« intermède autoritaire » temporaire au vu de péril extrême pour la démocratie elle-même.