Le régime d’exception dans lequel la Tunisie est plongée rencontre des critiques de plus en plus fortes à l’étranger comme au sein de la société civile. En plus des critiques exprimées par des figures de la communauté des juristes, l’opposition politique à l’égard de la concentration des pouvoirs aux mains du président Kaïs Saïed est de plus en plus visible et audible. S’oriente-t-on vers un présidentialisme du régime?
Au pouvoir, Ennahda avait fait face au contre-pouvoir de la société civile. Désormais, c’est au tour du président en exercice de faire l’expérience de la vitalité politique de ses concitoyens. Et ce, en dépit même d’un profond désenchantement démocratique. L’un des enjeux politiques réside dans les traces que laissera cette « parenthèse ». En effet, la séquence politique actuelle fait incontestablement basculer la Seconde République dans un présidentialisme du régime. Alors que la Constitution de 2014 ne tranchait pas forcément en faveur de cette lecture.
La constitution de 2014
Le mode de séparation des pouvoirs qui y est défini procède de l’histoire nationale, de l’indépendance à la révolution. Avec ces deux tendances contradictoires; à savoir: l’affirmation d’un pouvoir exécutif fort et la valorisation de l’institution parlementaire. Un équilibre délicat prolongé par celui qui existe entre le président de la République et le chef du gouvernement.
Sauf que ce sont les circonstances (ou les rapports de forces politiques des acteurs en présence) qui commandent telle ou telle interprétation et pratique de la Constitution… Au regard de la pratique actuelle, c’est le spectre d’un présidentialisme à la française qui se dessine en Tunisie. Or il y aurait intérêt pour la Tunisie de tirer un certain nombre d’enseignements de cette expérience française et de ses dérives.
La vice-doyenne des constitutions françaises
Le 4 septembre 1958, place de la République, le général de Gaulle présentait le projet de nouvelle Constitution aux Français. Le texte est largement approuvé par référendum le 28 septembre 1958. Ainsi, la Constitution de la Ve République est adoptée par 79,25% des voix et un taux de participation record. La nouvelle norme juridique suprême de l’État, porteuse d’un contrat social, est promulguée le 4 octobre 1958 par le président René Coty. Soixante ans après sa naissance en pleine guerre d’Algérie, la Ve République est toujours en vie.
La Constitution de la Ve République est en passe de devenir le régime politique le plus long que la France ait connu. Une étonnante longévité et pérennité qui confortent son titre honorifique de « vice-doyenne » des constitutions françaises (la IIIe République détenant encore le record de longévité).
En sus de sa permanence, la Constitution de 1958 a donné à la France un régime politique et institutionnel stable, structuré et relativement solide, qui a su surmonter les difficultés auxquelles il a été confronté. Mieux, les épisodes difficiles qui ont rythmé son histoire n’ont fait que le renforcer. Tels que: la décolonisation algérienne (1958-1962); une crise politico-sociale majeure (mai 1968); le départ de son « Père-fondateur » (1969); le décès d’un président de la République en exercice (1974); l’alternance politique (1981); des périodes de « cohabitation » officielles (1986-1988, 1993-1995, 1997-2002) ou officieuses (1974-1976, 1988-1991); des attaques terroristes de grande ampleur… De tels événements auraient pu emporter d’autres régimes. Une telle longévité témoigne de la capacité d’adaptation de la Loi fondamentale et de ses acteurs politico-institutionnels.
Les dérives du présidentialisme à la française
Il n’empêche, la Ve République peine à répondre à des critiques croissantes et récurrentes. Au-delà des déséquilibres structurels inhérents à la dérive présidentialiste du régime, notre crise démocratique est marquée par un triple déficit d’efficacité, de représentativité et d’exemplarité du pouvoir politique.
Un triptyque qui nourrit l’avènement d’une « démocratie de la défiance ». Laquelle se matérialise notamment par une montée continue de phénomène abstentionniste (auquel résiste encore en partie l’élection présidentielle). Malgré la tendance à la banalisation de cet acte de défiance que représente l’abstention électorale (auquel il convient d’ajouter l’affirmation du « vote blanc »), celle-ci porte en elle un signe de rupture au sein même du contrat/corps social.
Le risque autoritaire
En Tunisie, la dérive présidentialiste du régime nourrit un risque autoritaire. C’est pourquoi au-delà de la séparation des pouvoirs et du spectre illibéral, c’est avec le sens même de la République (du mot latin res publica, « chose publique ») que ces acteurs doivent renouer. La République n’est pas qu’une forme de régime politique. Puisqu’elle charrie un projet de société qui demeure encore à l’état programmatique…