L’ATUGE a organisé le 17 novembre 2021 une conférence pour débattre de la réglementation des changes, des freins au développement de l’économie tunisienne et des étapes et pré-requis nécessaires à la libéralisation du dinar.
Marouane El Abassi, gouverneur de la BCT, a, à l’ouverture du débat, rappelé que la réglementation des changes a fait l’objet de révisions majeures depuis le début des années 1990. Et ce, à travers la libéralisation des paiements relatifs à la quasi-totalité des opérations courantes, la liberté totale à l’entrée et à la sortie des devises pour les IDE dans les secteurs productifs et une liberté très avancée pour les résidents au titre des opérations financières et en capital.
En effet, cette refonte progressive a permis la possibilité de détenir des comptes en devises et d’y loger toutes les recettes en monnaies étrangères tant pour les entreprises que pour les personnes physiques pour leur prestation de services.
Refonte radicale ou abandon de la réglementation ?
Le gouverneur de la BCT a présenté les causes et même les motivations qui poussent les opérateurs à réclamer une refonte radicale, sinon l’abandon de la réglementation des changes.
En effet, depuis la refonte structurée de 1992, la réglementation des changes a été révisée par à-coups, ce qui a donné un texte final complexe présentant des discordances et beaucoup d’équivoques.
Pour sa part, la BCT a mis en place un système d’information partiel et non intégré lui permettant de suivre avec exhaustivité les flux entrants et sortants en devises afin d’identifier les malversations et gérer les demandes d’autorisation.
Les banques, de leur côté, n’ont pas suffisamment investi dans la formation de leurs cadres sur la réglementation des changes, ce qui a encombré la BCT par des domaines d’autorisation sans objectif ou tout simplement des dossiers d’opérations libres et donc non assujetties à l’autorisation de la BCT.
Aussi la BCT, en assurant son rôle de contrôle et de suivi, est devenue la cible des groupes d’intérêt qui ont cherché à faire d’elle et de la réglementation des changes les causes qui astreignent les libertés financières extérieures et, par conséquent, l’accès à l’opportunité et à la richesse tant pour les individus que pour le pays. « Or cela est totalement faux et nous allons vous démontrer le contraire », précise le gouverneur de la BCT.
Les préalables
La Tunisie est-elle actuellement prête à faire le saut définitif vers la liberté totale de ses relations commerciales et financières avec l’extérieur et donc l’abandon du contrôle des changes ? Les préalables à cette étape sont à la fois simples à recenser et très difficiles à parfaire. Il s’agit notamment de :
- Des déficits jumeaux soutenables ;
- Un endettement public soutenable ;
- Une politique monétaire efficiente capable d’influencer les anticipations inflationnistes ;
- Un système bancaire solide aguerri à la gestion des flux de capitaux et des risques y afférents ;
- Un niveau de réserves de devises confortable permettant à la BCT d’intervenir promptement pour réguler la liquidité du marché et de défendre la valeur de la monnaie nationale ;
- L’expérience mondiale a montré que la libéralisation extérieure totale d’un pays pourrait entraîner des dérapages économiques et financiers lourds de conséquences en cas de décisions précipitées ;
- Dans le cas de la Tunisie, la BCT n’a pas cessé d’évoquer ces problèmes et de mettre en garde contre les risques d’une libéralisation extérieure précipitée et mal ordonnée ;
- S’il perdure, l’état de transition politico-sociale et économico-financière risque de maintenir les préalables à la libéralisation extérieure totale dans un état détérioré et donc insuffisant pour garantir une transition définitive à la convertibilité totale du dinar.
Comment peut-on résoudre alors le dilemme ?
Il s’agit désormais, selon le gouverneur de la BCT, d’un cadre de réforme plus élargi englobant un mode de gouvernance de la politique monétaire à travers le ciblage explicite de l’inflation et la mise en place d’un dispositif de surveillance macro-prudentielle efficient capable de prévenir les risques et les crises systémiques.
« La BCT a choisi d’inscrire la refonte du code des changes dans un cadre élargi dans le cadre d’un plan stratégique 2019-2022. Le projet de révision de la réglementation des changes sera conduit dans le cadre d’une « policy-mix » élargie impliquant la politique monétaire et la politique macro-prudentielle », souligne Marouane El Abassi.
Et d’ajouter que la BCT a fait le choix fort d’appuyer son projet de réforme monétaire et des changes par un soutien technique et financier ciblé du FMI en cours depuis deux ans pour mener à bien ces réformes et aller vers la convertibilité du dinar dans les 2-3 ans à venir. Il s’agit aussi d’accompagner les séquences de réforme et de libéralisation les plus délicates, vu les risques qu’elles peuvent occasionner en termes de dérapages financiers et de crises systémiques.
Toutefois, « aujourd’hui, les fondamentaux ne sont pas là. On est en crise depuis dix ans. Cette crise s’est accentuée à partir de 2018. Aujourd’hui, avec les conditions actuelles, on fait des choses extrêmement importantes. Pendant ces années, on a réussi à stabiliser le dinar et baisser l’inflation. Les priorités consistent à comment s’approvisionner en médicaments et en céréales », a précisé le gouverneur de la BCT en réponse aux questions posées par les participants.
« Un soutien technique et financier ciblé du FMI est en cours depuis deux ans pour mener à bien ces réformes et aller vers la convertibilité du dinar dans les 2-3 ans à venir »
Faciliter l’internationalisation des entreprises
Raoudha Boukadida, directrice générale des opérations de change à la BCT, a présenté l’évolution de la réglementation de change. Pour rappel, le code a été voté en 1976, puis amendé en 1993 et en 2011. « L’assouplissement de la réglementation n’est pas statique. Il n’a cessé de s’adapter à son environnement économique, et ce, dans le cadre des prérogatives de la BCT », affirme Mme Boukadida.
En effet, une panoplie de circulaires a été publiée entre 2017 et 2021. L’objectif étant de faciliter l’internationalisation des entreprises tunisiennes. Les faits marquants étaient la digitalisation de la fiche de l’investisseur, la carte technologique et l’instauration des comptes startups en devises. « Ces mesures ont eu un impact sur l’investissement, le niveau d’autorisations et des transferts », a-t-elle ajouté.
Crainte et méfiance
Hichem Rebai, directeur général de la BH Bank et vice-président de l’APTBEF, a présenté des propositions pour faire face à la problématique des changes en Tunisie.
Le directeur général de la BH Bank considère qu’il est urgent d’aller chercher des pistes de communication avec les opérateurs, de manière à ce qu’on arrive à démystifier la problématique de la réglementation. Et ce, à travers la création d’un portail pour dématérialiser les procédures et favoriser un échange interactif. Il faut aussi chercher à répondre à l’équation « Liberté vs enjeux économiques ».
Et d’ajouter : Il faut adapter les textes au contexte d’aujourd’hui et de demain. Revisiter les textes de la réglementation des changes est un axe majeur, il faut réunir toutes les conditions pour que l’économie assure son ouverture et sa résilience en vue de permettre aux opérateurs économiques de mieux générer et de prendre des décisions qui s’imposent dans des conditions optimales.
« Nous avons constaté qu’il y a une certaine crainte et une certaine méfiance vis-à-vis des textes réglementaires en lien avec la réglementation des changes des opérateurs économiques. Ça devient compliqué ! », souligne Hichem Rebai.
La crainte vis-à-vis des textes réglementaires fait que l’opérateur économique d’aujourd’hui n’est pas à l’aise parce qu’il y a aussi un déficit de la maîtrise de ces textes qui ont un impact sur le métier de la banque qui se trouve parfois face à un niveau de saturation. La seule piste qui puisse donner de l’espoir et de la perspective consiste à aller vers l’international.
La réglementation freine les investisseurs formels
Prenant la parole à son tour, Walid Belhaj Amor explique que l’entreprise a besoin de clarté et de célérité. « Or, l’administration est prioritairement préoccupée par le contrôle et non par la libéralisation des énergies pour booster l’investissement et la croissance. La base de la digitalisation est la non-confiance ! Les lois tunisiennes sont de loin plus restrictives que les standards internationaux, à l’exemple du contrôle de l’origine du paiement qui englobe même les organismes internationaux les plus reconnus et qui est systématique alors qu’il devrait se faire par sondages, ou encore l’ouverture d’un compte d’une société non résidente pour lequel on demande des informations exhaustives sur tous les actionnaires dépassant 10% du capital alors que dans le monde cette règle s’applique aux actionnaires détenant plus de 25% des parts », regrette Walid Belhaj Amor.
Et d’ajouter que « les devises sont disponibles sur le marché parallèle dans tout le pays et la réglementation actuelle freine les investisseurs formels sans pour autant juguler la contrebande et le marché parallèle ».
M. Bel Haj Amor considère que cette réglementation est inapplicable. Il cite l’exemple de l’allocation pour les étudiants vivant à l’étranger, limitée à 3 000 dinars par mois. « Ce qui est irréaliste est inappliqué », dit-il.
Pour finir, il propose de profiter de l’absence du parlement pour promulguer par décret-loi et rapidement un nouveau code des changes moderne et où toutes les opérations seraient digitalisées.