La transition démocratique en Tunisie a-t-elle réellement réussi en l’absence d’une transition aboutie de l’économie qui peine encore à décoller ? Sur cette question, comme sur bien d’autres, le député, en chômage technique, et homme d’affaires, fondateur et président du Groupe éponyme, M. Hafedh Zouari, a confié à l’Economiste Maghrébin le fond de sa pensée. Une analyse en règle d’un manager et stratège accompli.
Il dévoile la nature des rapports État-entreprise, plus conflictuels qu’ils ne devraient l’être. Au passage, il en révèle les points de friction et les zones d’ombre. Et propose une sorte de pacte de partenariat public-privé, dans l’intérêt de l’économie nationale et du pays. Interview.
Etat-entreprise, vieille question qui agite depuis toujours les états-majors du patronat. Selon vous, dans quelle mesure la bureaucratie est en train d’entraver l’efficacité économique du pays ?
Le paradoxe est que même dans le contexte d’un Etat obèse, les entreprises tunisiennes souffrent de l’absence de vis-à-vis. Les activités des administrations elles-mêmes, quelle que soit leur forme, sont aujourd’hui freinées pour la même raison.
Et face à la diabolisation du capital et des chefs d’entreprise, l’investisseur qui prend le risque, investit, vend ses biens, emprunte, présente toutes les garanties pour couvrir ses besoins de financement, participe au développement économique de son pays, crée des postes d’emploi… demeure aujourd’hui sans vis-àvis réel. Est-il par exemple concevable qu’un pays reste deux mois sans gouvernement ? Décrocher un rendez-vous avec de hauts responsables relève du miracle ! Cette situation ne fait qu’entraver la marche des entreprises pour lesquelles le moindre retard peut être fatal.
Je pense qu’il est temps de changer d’orientation et de discours. Le discours politique actuel n’encourage pas à investir. Ce constat est constamment évoqué lors des grandes rencontres. La Tunisie n’est pas bien positionnée pour attirer davantage d’investissements étrangers. Ce qui nuit à l’image du pays. Moralité : l’Etat doit mettre toutes ses institutions au service de l’entreprise.
Mon expérience en tant que député et législateur à la réserve, m’a ouvert grand les yeux sur les lacunes dont souffre l’administration tunisienne. Son rôle se limite malheureusement à assurer les salaires et à collecter l’argent des contribuables et des entreprises, sans se soucier de l’impératif économique et financier de ces dernières.
Avec cette vision limitée, l’administration ne pense qu’à résorber le manque de liquidités de l’Etat, alors que le problème dépasse ce niveau-là, au point qu’il faut changer tout le système. Dix ans après la révolution, on n’a pas encore trouvé le point d’équilibre qu’il faut pour réorienter et recadrer l’économie tunisienne.
Le plus grand souci de l’Etat serait, selon vous, de mobiliser massivement des liquidités. Ce qui nous oriente vers la prochaine loi de finances et la loi de finances complémentaire qui s’inscriraient dans cette logique. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Les investisseurs et j’en fais partie, souffrent réellement de ces orientations. L’Etat est arrivé à un niveau d’endettement qui ne lui permet plus de contracter de nouveaux crédits. La cause en est la faiblesse, sinon l’absence de production.
Pour autant, un énorme budget est alloué pour améliorer les prestations sanitaires, avec le résultat que l’on sait. Idem pour le ministère de l’Intérieur, qui bénéficie d’un budget conséquent pour améliorer – sans succès – la sécurité dans le pays. Sans parler des liquidités injectées au budget du ministère de l’Education pour un système éducatif qui continue à se dégrader à vue d’oeil.
Ainsi, près de 50% du budget de l’Etat est alloué à ces ministères, sans résultats concrets. Le simple citoyen et l’investisseur qui honorent leurs devoirs fiscaux ne sont pas en train de profiter des services de l’Etat, parce que ces services sont quasi absents et quand ils existent, ils sont de mauvaise qualité. Il n’y a ni encouragement pour les investissements économiques, ni amélioration des prestations sanitaires et des conditions sécuritaires, ni progrès au niveau de l’éducation, des prestations de transport…
Alors, pour quel service sommes-nous obligés de payer des taxes ? Si on se réfère au thème des Journées de l’Entreprise, « L’entreprise et la République : une reconstruction commune » je pense qu’il faut plutôt parler de « l’Entreprise et l’Etat ».
Quel rôle joue l’Etat pour venir en aide aux entreprises ? N’est-il pas plutôt en train de les plomber en leur imposant une fiscalité insoutenable ? La pression de la fiscalité est tellement lourde, qu’aucune entreprise ne peut la supporter.
Quand plus de 50% de l’économie du pays est détournée par le commerce parallèle, quelle fiscalité vous pouvez proposer ?
Je pense que « plus on augmente l’impôt, plus on tue l’impôt ». L’Etat est appelé à revoir sa panoplie de taxes : TVA, droits de douane, droits de consommation… qu’il impose aujourd’hui aux investisseurs. Quand la taxe n’est plus confiscatoire, elle devient plus raisonnable et plus acceptable.
Ainsi, l’économie informelle aura moins de raison d’exister et il n’y aura plus de corruption. Personnellement, j’ai proposé, il y a quelque temps, d’unifier les taxes. Pourquoi ne pas imposer une simple taxe de 10% à la consommation pour toutes les importations ? Mais personne ne m’a prêté oreille !
Vous disiez que les entreprises n’ont pas de vis-à-vis dans l’Administration. L’article 96 du Code pénal n’est pas de nature à stimuler son ardeur. soit. Mais que pensez-vous de cette loi ?
Cet article doit être révisé, mais en l’absence de cadre législatif, cela n’est pas possible. Je souhaite que cette période de transition soit mise à contribution pour remettre dans les normes toutes les institutions du pays.
Vous disiez aussi qu’il faut mettre fin à la diabolisation des chefs d’entreprise. Pourtant, le Groupe Zouari a fourni des aides précieuses au plus fort de la crise sanitaire.
C’est notre devoir d’aider le pays à sortir de la crise. Nous avons mis à sa disposition tous nos moyens, partant de principe que si le pays venait à succomber sous l’effet de la crise, à leur tour, les entreprises tunisiennes n’y échapperaient pas.
Un des thèmes des Journées de l’Entreprise s’intitule « Les attentes sociales et l’entreprise républicaine ». Cela remettra-t-il en question l’utilité des entreprises dans les monarchies telles que l’Angleterre, la Norvège, la Suède, le Maroc… sachant que les plus grandes avancées sociales ont eu lieu dans les pays scandinaves ?
Je pense que la dénomination « L’entreprise républicaine » est à connotation politique ; elle fait référence à la crise politique dont souffre le pays. L’entreprise est citoyenne, ou elle ne le sera pas. Cela dit, elle doit être une entreprise bénéficiaire, rayonnant sur son personnel
et son environnement.
Dans un passé proche, vous étiez législateur. A votre avis, est-ce que vous pensez que le Parlement est arrivé à un stade où tous les Tunisiens se sont interrogés sur son utilité ?
Je suis tout à fait d’accord avec vous. J’ai dit, à maintes reprises sur les ondes de certaines radios, que « le Parlement n’était plus utile pour le pays, qu’il était devenu inefficace et toxique pour la démocratie ». J’ai également appelé à sa dissolution, mais non sans mettre en place une nouvelle loi électorale et aller vers des élections anticipées. Toutefois, je n’ai jamais appelé à neutraliser les institutions de l’Etat, ce qui fut le cas après le 25 juillet 2021.
Avant le gel des activités du Parle ment et notamment durant les derniers jours, mes collègues et moi-même avions décidé de ne plus nous rendre aux réunions, tant il nous était apparu que les partis de la majorité voulaient s’accaparer la décision et n’acceptaient pas l’avis opposé. Il n’empêche : la situation présente nécessite une démarche claire. Actuellement, nous avons aussi quelques raisons de nous inquiéter.
En cas de nouvelles élections, allez-vous présenter votre candidature ? Ou bien allez-vous vous consacrer à votre vocation d’entrepreneur ?
En réalité, j’ai intégré la politique via l’entrepreneuriat. Etant chef d’entreprise, je constatais souvent que l’administration entravait les activités des entreprises et je voulais, par mon engagement politique, aider les entrepreneurs en essayant de peser sur les procédures administratives inhibitrices auxquelles ils faisaient face. Je défendais notamment les secteurs dont j’ai une parfaite connaissance, comme l’industrie automobile, les BTP, le transport…
Je cherchais à aider l’Etat à revoir ses orientations en la matière. Mais malheureusement, dans ce genre de situation, on me soupçonnait de conflit d’intérêts et je ne pouvais de ce fait, exprimer mes idées. Heureusement que j’ai eu l’opportunité de soutenir certains projets dans ma région, tels que le port d’Enfidha. Le domaine de la politique est ingrat. Je suis et je demeure un entrepreneur. Je n’ai aucune ambition politique.
Mais aujourd’hui, vous êtes vice-président du parti « Al Badil Ettounsi » ?
Oui, mais j’ai toujours considéré que « Al Badil Ettounsi », comme d’autres formations politiques du même genre, ne sont que des groupes d’amis qui partagent les mêmes valeurs. Un parti politique doit avoir une vision, une doctrine, un engagement et une voix qui porte. « Jeunesse et entreprise : vision d’avenir », c’est le thème du dernier panel des Journées de l’Entreprise.
Que pensez-vous de cette équation ?
La jeunesse incarne l’ambition et le courage, mais elle a besoin d’être accompagnée et orientée, sinon elle n’arrive nulle part.
D’après vous, est-ce que la Tunisie a encore la possibilité d’attirer les investisseurs étrangers ?
Je pense, avant tout, que notre partenariat de libre-échange avec l’Union européenne doit être revu. C’est un partenariat asymétrique. Les Européens n’ont pas besoin de visa pour venir en Tunisie, ils ont accès à nos marchés et leurs investisseurs sont exonérés de taxes, excepté la taxe sur la consommation…
En revanche, les investisseurs tunisiens sont privés de tous ces avantages. Nous devons également mettre fin à la dépréciation de la monnaie nationale.
Les anciens gouvernements s’imaginaient que la dévaluation du dinar permettrait de promouvoir l’export. C’est loin d’être vrai si l’on juge par la dégradation de notre balance commerciale.
Cette démarche n’a fait que léser davantage le pouvoir d’achat du citoyen et dévaloriser le pays, le citoyen, l’ingénieur, le technicien… Cette politique mène droit vers la faillite.
Pour redresser l’économie nationale et la remettre sur l’orbite d’un développement durable, il nous faut entreprendre au moins 4 ou 5 grands projets structurants pour les cinq prochaines années, tels que le port d’Enfidha, celui de Bizerte, la raffinerie pétrochimique de Skhira… Nous devons prendre notre destin en main.
Le mot de la fin. Est-ce que vous êtes optimiste ?
Bien sûr que je suis optimiste, sinon je ne serais pas là où je suis. Je me suis engagé en politique pour donner à cet optimisme un caractère militant, patriotique. Je crois en l’avenir de notre pays. Et nous contribuerons, par nos investissements, par la culture de l’entreprise, par la valeur du travail à la prospérité du pays et au renforcement du sentiment patriotique.
Peu importe que les opportunités et les conditions de vie soient meilleures ailleurs, on ne pourra vivre que dans notre pays. La Tunisie est un paradis et on ne doit en aucun cas quitter le navire, notamment dans ces conditions difficiles.
Espérons que l’Etat, qui est l’incarnation de la République, prenne conscience qu’il y a des entreprises patriotes, qui travaillent, qui respectent leurs devoirs fiscaux et qui sont prêtes à l’appuyer dans ses politiques publiques, sectorielles et sociales. C’est personnellement mon devoir en tant qu’entrepreneur. Et j’espère trouver écho dans toutes les institutions de l’Etat.