Osons un bref rappel. Décembre 2010 : le feu mal éteint qui couvait depuis 2008 dans le bassin minier repart en force. Il menace de se propager face à l’ineptie et l’incurie du pouvoir en place qui ne l’a pas vu venir. Retranché dans sa citadelle, il est devenu sourd aux appels de détresse de la Tunisie d’en bas.
La classe moyenne elle-même, pourtant peu suspecte de violence ou de rupture, ne se reconnaissait plus dans le discours décalé, d’un autre temps, d’un régime essoufflé, en fin de cycle politique. Qui n’a pas pris la mesure des changements, des transformations sociales et sociétales d’une population, désormais réfractaire au discours sclérosé, sans réelle ouverture sur les libertés et la démocratie devenues pourtant le cri de ralliement de par le monde.
Certes, la croissance était forte et tout laissait penser qu’elle était même durable, même si, tendanciellement, elle amorçait une légère inflexion à la baisse. L’économie affichait une réelle résilience au plus fort de la crise des subprimes 2008-2009 qui a ébranlé le monde.
La compétitivité des entreprises, au prix d’un coûteux dumping fiscal et social, était assurée. Les investissements, étrangers notamment, étaient légèrement écorchés par la corruption, dénoncée en son temps. Le chômage dans les limites de 11%, pour intolérable qu’il soit, ne menaçait pas d’explosion sociale. Les salaires progressaient. L’inflation, tout comme la dette et le déficit budgétaire faisaient pâlir d’envie les signataires du traité de Maastricht.
« La croissance était forte et tout laissait penser qu’elle était même durable, même si, tendanciellement, elle amorçait une légère inflexion à la baisse »
Comparées à la décennie postrévolution, marquée par la déroute et l’effondrement de l’économie et des finances nationales, les années 2000-2009 faisaient figure des 20 glorieuses, en dépit des zones d’ombre et des points noirs politiques.
Le tsunami planétaire, qui a dévasté les sphères économique et financière avec une intensité encore plus grande que la crise de 1929, a eu un faible impact sur la croissance chez nous : 3,5% en 2009 et 3% en 2010, contre relativement -4% et -2% dans la zone Euro, notre principal partenaire économique. Rien ne laissait présager le grand soir du 17 décembre-14 janvier, si ce n’est la cécité et l’autosuffisance d’un pouvoir sûr de lui et dominateur, pris au piège de sa propre propagande. L’opposition politique était réduite au silence et la presse, à peine audible, était contrainte au politiquement correct.
L’édifice qu’on croyait solide et efficace n’a pas résisté à l’assaut ravageur de la contestation sociale, qui s’est propagée comme une traînée de poudre, en prenant de l’ampleur au fil des jours. Il aura suffi d’un léger recul conjoncturel de la croissance, sur fond il est vrai de prédation accentuée liée à l’influence grandissante du clan familial, pour sonner le glas d’un système fait pour durer.
Un simple fléchissement de la croissance, qui a mis à mal la capacité de redistribution de l’État, a eu raison d’un régime puissant, mais sans légitimité politique. L’atonie de la croissance a ouvert la voie à l’explosion des libertés et au souffle de la démocratie qui pouvaient, dès lors, au moyen d’une démonstration de force, faire entendre leur voix.
« Les années 2000-2009 faisaient figure des 20 glorieuses, en dépit des zones d’ombre et des points noirs politiques »
Que sommes-nous devenus depuis ? Le 17 décembre 2021, jour de commémoration du déclenchement de la « révolution », le constat est pour le moins amer. Le printemps démocratique, assombri par le désastre économique et financier, vire à l’automne. Le bon élève, sur le plan des performances économiques, plébiscité par les pays et les institutions financières internationales, est devenu le cancre et dernier de la classe.
La Tunisie se préparait autrefois à accéder au club des émergents. Elle se retrouve aujourd’hui au plus bas de l’échelle, au rang des pays parias. Les villes et les campagnes croulent sous la saleté, les déchets et les détritus. C’est le règne de l’insalubrité physique, politique et morale. Et que dire du reste !
La dette a presque triplé, dépassant le PIB, qui ne progresse plus quand il ne régresse pas, au point que le pays est quasiment en défaut de paiement. Le Revenu par habitant s’est effondré et, avec lui, tous nos espoirs de lendemains et d’une vie meilleurs. Le chômage, l’inflation et l’exode des cerveaux ont défiguré et saigné le pays.
« La Tunisie se préparait autrefois à accéder au club des émergents. Elle se retrouve aujourd’hui au plus bas de l’échelle, au rang des pays parias »
Les déficits jumeaux – budgétaire et commercial – et l’endettement lui ont ôté beaucoup de sa marge de manoeuvre, en limitant considérablement sa capacité d’innovation, d’investissement et de croissance. Nous avons raté le train des transitions numériques et écologiques, qui s’est emballé ces dix dernières années. Nous nous sommes ainsi mis à l’écart du nouveau monde qui arrive. Et à moins d’un sursaut, on n’aura pas fini d’en payer le prix.