Onze années après les 27 jours qui ont changé la face de la Tunisie et ébranlé les pays de la région, les fruits sont-ils à la hauteur de la promesse des fleurs ? Où en sommes-nous des puissants moteurs de la contestation populaire du 17 décembre-14 janvier 2011 ?
Ce fameux cri de ralliement qui résonnait dans le ciel bleu de la Tunisie conquérante. Que sont devenus ces mots d’ordre brandis à la face du monde : liberté, emploi et dignité ?
Ces dix dernières années furent, à l’évidence, une véritable machine de destruction massive des valeurs qui faisaient la grandeur du printemps démocratique du pays. Le chômage est à son plus haut niveau (18%), malgré ou à cause du bourrage de l’Administration pour des motivations partisanes. La pauvreté, la misère – y compris politique -, l’analphabétisme, la corruption et l’insécurité s’étendent et s’y incrustent. Les maladies et les épidémies qu’on croyait disparues à jamais refont surface et font d’immenses dégâts humains.
Les revendications sociales, légitimes ou non, portées à incandescence, les grèves, réelles ou larvées, les occupations d’usines et de la voie publique ont porté un coup d’arrêt à l’économie, engagée désormais dans une course de destruction de valeur et d’emploi.
« Ces dix dernières années furent, à l’évidence, une véritable machine de destruction massive des valeurs qui faisaient la grandeur du printemps démocratique du pays »
L’économie décroche, faisant surgir un véritable désert industriel. Une véritable hécatombe, qui a fini par mettre fin au règne d’Ennahdha et de ses satellites, sans pour autant les faire disparaître du paysage politique. Sans doute parce que la population qui s’est « soulevée » le 25 juillet 2021 ne se sentait pas dépossédée de ce qu’elle a de plus cher, la liberté. Elle ne désespérait pas non plus des avancées démocratiques, fussent-elles formelles. Ce que ne pouvait leur assurer le régime de Ben Ali en janvier 2011. Cela signifie en clair que la liberté et la démocratie, entachées, sont ce à quoi nous sommes les plus attachés.
Quand bien même nous aurions souffert de l’érosion de l’emploi et de la dignité nationale, sacrifiés tous deux à vil prix pour avoir privilégié, pendant 11 ans, la drogue sinon le poison de la dette aux vertus de la valeur travail.
L’enseignement est clair. Il interpelle le chef de l’État qui se complaît aujourd’hui dans la posture du Raïs, seul maître à bord qui détient tous les leviers de commande de la nation. Il ne lui suffit pas de réactiver l’économie, d’assainir – si tant est que cela soit possible – les finances publiques, de sortir dans l’immédiat le pays de l’ornière et d’envisager les mois, sinon les jours à venir avec sérénité et il a aussi et surtout l’obligation de veiller scrupuleusement au respect des libertés, des institutions républicaines et de la démocratie.
Les Tunisiens qui l’avaient applaudi le soir du 25 juillet lui sont, pour l’heure, reconnaissants de les avoir libérés des griffes de l’islam politique. Cela ne présage en rien de leur attitude future. Ils seraient tout aussi prompts à le lâcher et à rompre le pacte de confiance, qui n’est pas inscrit dans le marbre. Ils s’en sont même fait une spécialité, au moindre retournement de situation. On n’en est pas encore là. D’autant que Kaïs Saïed vient de décliner sa feuille de route, sans lever pour autant le voile sur ses véritables intentions, ou pour être plus précis, sur son projet politique, dont il ne fait pourtant plus mystère.
« L’enseignement est clair. Il interpelle le chef de l’État qui se complaît aujourd’hui dans la posture du Raïs, seul maître à bord qui détient tous les leviers de commande de la nation »
De la consultation nationale via la toile en passant par le référendum le 20 mars 2022 sur la réforme constitutionnelle en prévision des élections législatives le 17 décembre 2022, le président de la République s’est donné un an de règne sans partage ni contrôle. Une éternité, au regard de l’accélération de l’histoire, de la marche de la planète et, bien évidemment, de l’état de dégradation de l’économie et du délabrement de ce qui reste de nos finances publiques.
Tout seul, Kaïs Saïed peut certes aller vite, sans que l’on sache vers quelle destination. Mais il ne pourra pas aller loin sans la participation des forces vives de la nation, des corps constitués et des partis politiques, aux convictions patriotiques et républicaines chevillées au corps.
L’ennui est que pour l’heure, il ne manifeste à l’égard des uns et des autres que méfiance, mépris, dédain et, au mieux, indifférence. Ils sont pourtant incontournables pour lui permettre d’allumer tous les moteurs de la croissance et redorer le blason des libertés et de la démocratie, sans lesquelles il ne peut aller jusqu’au bout de son projet de réforme constitutionnelle. Il n’a plus droit à l’erreur. Et il n’est guère dans son intérêt d’entretenir confusion et ambiguïté.
« Tout seul, Kaïs Saïed peut certes aller vite, sans que l’on sache vers quelle destination »
Le temps lui est compté. La gravité de la crise économique, financière et sociale, le poids de la dette, tout autant que le large spectre de ses détracteurs et adversaires ne lui laissent aucun répit. A charge pour lui de s’inscrire dans une trajectoire républicaine, d’élargir le cercle des concertations. Et de se réconcilier avec la politique et les partenaires sociaux. Vœux pieux ? Pas nécessairement. Bonne et heureuse année 2022