La défiance des citoyens à l’égard de la politique a atteint des sommets dix ans après la révolution. Pourtant le processus politique enclenché n’est pas mort et continue de connaître nombre de rebondissements, de sursauts, de régressions et autres avancées. Dans ce laboratoire démocratique qu’est devenue la Tunisie, une expérience digne d’intérêt est lancée par le président Kaïs Saïed. L’année s’ouvre en effet avec une grande consultation populaire via une plateforme électronique destinée à recueillir les idées des citoyens Tunisiens qui doivent servir de base aux futurs amendements constitutionnels.
Au-delà des critiques (sur le caractère populiste et techniquement peu viable) exprimées à l’égard de cette initiative électronique, l’ouverture au peuple qu’elle est censée incarner contraste avec un climat politique tendu. Lequel est marqué par un régime d’exception synonyme de concentration des pouvoirs, voire d’abus de pouvoir de la part de l’hôte du Palais de Carthage.
Derrière ce contraste, une stratégie politique se dessine: la volonté de Kaïs Saïed de démontrer la réalité du soutien populaire dont il bénéficierait. En se tournant en particulier vers la jeunesse qui l’a mené au pouvoir. Y compris en faisant de la Tunisie une démocratie électronique?
Viser la jeunesse
Kaïs Saïed a su séduire une jeunesse diplômée et désœuvrée toujours frappée par le fléau du chômage et sans perspective. C’est cette jeunesse qui incarné l’appel à « la dignité » à partir de décembre 2010. C’est vers cette jeunesse en particulier que semble compter le président Kaïs Saïed pour continuer à le soutenir dans sa démarche.
Or le choix de l’instrument numérique traduit précisément la volonté de cibler ce segment important du corps électoral. La relation particulière des jeunes avec les technologies numériques, dont ils tendent à se saisir efficacement, est de nature à faciliter leur implication et engagement politique.
En effet, les initiatives civiques « en ligne » et « hors ligne » sont interconnectées dans la vie des jeunes. La manière dont la jeunesse se saisit des outils numériques renouvelle la conception et la pratique de l’engagement citoyen porté par des jeunes, en dehors des cadres traditionnels. Le printemps arabe, le mouvement des Indignés ou, plus récemment, de la jeunesse afro-américaine qui se mobilise contre les violences policières aux États-Unis, en sont des illustrations.
La démocratie électronique : démocratie du futur ?
Electronic democracy ou e-democracy est traduite en français par l’expression générique « démocratie électronique ». Elle renvoie à « l’ensemble des dispositifs et procédures mobilisant les technologies de l’information et de la communication. En vue de favoriser la participation des citoyens au contrôle, à la discussion ou à l’élaboration des décisions publiques »*.
De nouvelles modalités de participation politique dont la signification et la teneur sont certes variables; mais sources de nouveaux possibles pour des démocraties souvent fatiguées, confrontées à la défiance politique et à l’abstention électorale.
Or précisément, le numérique permet de créer des liens, de s’informer en temps réel. De même que d’organiser à distance des événements comme des mobilisations à distance. Ainsi que de toucher de nombreuses personnes en des laps de temps très réduits.
La démocratie électronique offre donc de nouvelles possibilités de renforcer l’engagement des citoyens et leur participation aux institutions et aux processus démocratiques. Elle favorise ainsi l’autonomisation de la société civile et l’amélioration des procédures de définition des politiques à suivre.
Mais l’intérêt de la démocratie électronique réside aussi dans sa capacité à contribuer à reconfigurer les modes de gouvernement de nos collectivités locales et mondiales. D’ailleurs, plusieurs initiatives de démocratie électronique ont été prises partout dans le monde, à tous les échelons de gouvernance.
A cet égard, l’Islande est le premier pays à avoir fait appel aux internautes et aux réseaux sociaux pour élaborer sa Constitution (entre avril 2011 et l’automne 2012). La dimension informationnelle et collaborative est plus novatrice encore.
En avril 2011, le Comité constitutionnel, dont les membres étaient des citoyens élus au suffrage universel, a ouvert la consultation sur internet. Non seulement les citoyens pouvaient suivre les réunions publiques retransmises en direct sur la chaîne Youtube du Conseil; mais le comité constitutionnel devait soumettre ses propositions aux Islandais par le biais d’un site officiel.
Alors, chaque citoyen était invité à les commenter, à poser des questions. Et à proposer des amendements sur le site du Comité comme sur la page Facebook et le compte Twitter des Sages (les deux tiers des 320 000 Islandais disposaient déjà d’un compte Facebook). Transmis en juillet 2011 au Parlement, le texte a été soutenu par une majorité du peuple, qui s’est exprimé par la voie référendaire, le 21 octobre 2012.
L’expérience démocratique lancée en Tunisie vaut d’être vécue. Elle ne répond pas pour autant à l’urgence socio-économique à laquelle est confrontée différents tissus de la société. En cela, elle pourrait apparaître comme en décalage avec la réalité vécue par la plupart des Tunisiens, dont la condition appelle des réponses autres que politico-institutionnelles.
* Stéphanie WOJCIK, « Démocratie électronique », in CASILLO I. avec BARBIER R., BLONDIAUX L., CHATEAURAYNAUD F., FOURNIAU J-M., LEFEBVRE R., NEVEU C. et SALLES D. (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, GIS Démocratie et Participation, 2013, ISSN : 2268-5863. URL : http://www.dicopart.fr/fr/dico/democratie-electronique.