On raconte que parmi les règles de conduite du pouvoir politique dans la période des califats, les échanges entre le souverain et ses sujets obéissaient à un rituel visuel et sonore. A savoir: déceler tout bruit discordant qui viendrait à l’inquiéter sur la prospérité du royaume et par suite déranger l’ordre de la société politique d’alors.
Afin d’anticiper tout mécontentement populaire, et dès lors réduire toute clameur en prenant les dispositions nécessaires, les chroniqueurs arabes prêtaient au Commandeur des croyants, Harun al-Rachid (786-809), un des califes les plus prestigieux de l’époque abbasside, le rituel de sortir chaque soir en compagnie de Jafar le Barmécide, son vizir, et de Masrur, son bourreau, voir ses sujets et se montrer à eux. Car c’est en lui seul que résidaient le salut et la gloire de l’ordre califal. Il arpentait donc les rues de Bagdad, grande capitale gouvernée par un grand calife, afin de sonder les cœurs, délier les langues et mesurer la nature et l’étendue des sentiments que lui vouaient sa société. Lui permettant alors d’élaborer un jugement sur la valeur de son règne. Il vérifiait ainsi en personne qui était bon et qui était mauvais, punissant les uns et donnant la félicité aux autres. Sachant discerner le bien du mal, il savait aussi réprimer et récompenser, démontrer son souci de la justice et sa capacité à la faire régner. Il endossait son rôle de dénonciateur d’une iniquité et de magistrat chargé de mettre fin à un insupportable défaut de justice.
Cette pratique de la justice souveraine, où les affaires étaient tranchées d’une manière directe et expéditive, s’inscrivait dans une autre temporalité que celle qui s’opérait dans l’espace judiciaire ordinaire du cadi qui agissait en tant que représentant du pouvoir.
A l’heure de la révolution numérique et communicationnelle et du travail ubiquitaire, il devient tout à fait vain pour un chef d’État d’aller s’informer, incognito, pour sonder le cœur et la conscience de la population, explorer en profondeur l’état du pays, ou réparer une injustice. Dans un passé lointain, la médiocrité des voies et des moyens de communication rendait difficile la transmission des décisions et le contrôle de leur application à la société.
Aujourd’hui, les revendications d’égalité, d’équité et d’aspirations au bien-être lui sont transmises par un simple clic. De même que la volonté politique de les satisfaire n’a plus besoin de beaucoup de temps pour entrer dans les faits. Finies les subtiles et longues négociations entre partis politiques, entreprises, patronat, syndicats et le gouvernement. Seule compte la parole du tout puissant chef d’État: bon, fort et craint. En l’absence d’institutions d’intermédiation, il n’y a plus qu’un (UN) président et (SON) peuple.
Une participation directe par consultation nationale numérique
La participation directe du peuple, seul détenteur de la souveraineté, à la prise des décisions, sera réalisée, non pas par voie de suffrages; mais par le biais d’une Consultation Nationale. Elle est organisée en vue de la recherche d’une solution consensuelle entre: les aspirations correspondant à la fiction d’un peuple idéal et mature; et les réalités inhérentes au gouvernement d’un pays qui traverse la plus grave crise économique et institutionnelle de son histoire.
C’est pourtant par un tel dispositif d’initiative populaire que Kaïs Saïed entend moderniser le pays. En invitant le peuple à concevoir et à participer directement aux affaires publiques. Et ce, d’autant plus qu’aucune législation n’encadre ce processus et qu’il échappe totalement à toute interférence parlementaire.
Dans son approche du peuple, ce dispositif consultatif est censé s’adresser à tous, toutes classes sociales confondues; et ce, nonobstant le niveau éducatif. Dans un pays qui compte pourtant un pourcentage énorme d’analphabètes (deux millions). Sans parler des diplômés illettrés, dans une société en pleine désintégration.
Aussi, et en l’absence d’un consensus intellectuel sur un ensemble de valeurs fondatrices et leur diffusion dans le courant principal des valeurs sociales, les réponses, parce que triviales, ne permettent aucune identification d’un système de valeurs articulé en plusieurs échelons dont on pourrait explorer les différentes connexions fonctionnelles.
Cette consultation, qui s’avère être un outil de campagne marketing destiné à récolter les avis des gens, dans un pays non seulement fauché mais en pleine déroute politique, ne concerne pas les valeurs qui touchent les relations sociales, influent sur tout processus d’intégration qui caractérise les sociétés contemporaines et dont l’absence nuit à la crédibilité des réponses fournies.
Ainsi, nulle possibilité d’aller au-delà pour connaître la manière dont les individus agissent les uns sur les autres: la civilité, la solidarité, la probité, le patriotisme, la tolérance, la paix, la sauvegarde de l’intérêt général, le savoir-vivre collectif, le respect du bien public, le jugement sur ce qui est juste et injuste, bien ou mal. Bref, tout ce qui transforme les relations entre les individus en « relations sociales » qui constituent les façons de faire ou d’agir qui, inscrites au plus profond de la conscience des gens, servent à orienter leur conduite dans la société.
Infériorité sociale et victimisation
Or, s’agissant du peuple (qui veut) telle que magnifié par Kaïs Saïed, la démarche tourne principalement autour de l’infériorité sociale qui accorde à un ensemble d’individus qualifiés de « peuple » la qualité de victime de la violence politique et de l’inhumanité des élites qui creusent la misère sociale et font grossir les grandes fortunes. S’ils ne provoquent pas forcément la mort ou la désorganisation matérielle, ils causent des dommages collatéraux beaucoup plus lourds de conséquences: humiliation, insécurité, souffrance, existences sacrifiées et rancœur. Lesquelles placent ainsi le peuple dominé en situation d’infériorité. Tout cela confère au peuple une personnalité et une voix, et le place au centre de l’histoire, dont il devient acteur majeur. Tandis que son triomphe en est le but final.
Mais dans la mesure où le recours à la force est impossible dans un État de droit, sous un régime politique où le droit de propriété et de liberté d’entreprendre, qu’encadre une activité économique dérégulée dans une perspective libérale sont reconnus comme droits fondamentaux, il existe d’autres réponses.
L’une d’elles est de conférer un respect accru à celui qui a souffert et de légitimer la revendication de droits de réparations. Cela suscite des mobilisations qui ne sont pas compassionnelles mais offensives, et inspire une politique de lutte contre la pauvreté et la marginalisation sociale. Dès lors que les ressources sont concentrées sur les ménages modestes plutôt que distribuées à l’ensemble de la population, à travers une politique universelle.
Or, au-delà du fait que les plans d’ajustement structurel et le maintien d’une rigueur budgétaire imposée par ces plans pénalisera la société dans son ensemble, et en premier lieu les plus démunis, ils rendent problématique l’identification des ménages pauvres. Elle nécessite en effet de s’interroger sur les moyens nécessaires permettant de reconnaître les populations ciblées. Dans ce domaine, la question de l’obligation de revoir le système de compensation des produits de base, afin qu’il ne profite qu’aux plus pauvres, reste encore non élucidée.
Référendum contre Parlement
Il y a des cas où le simple retour à une interview parue le 11 juin 2019 dans l’hebdomadaire Acharâa el magharibi, en pleine campagne présidentielle, révèle les vraies intentions de Kaïs Saied. Soit sa véritable conception du fonctionnement de l’État, exemplaire à ses yeux, qu’il a commencé à mettre en œuvre depuis le 25 juillet dernier. Le système de gouvernement démocratique, sous ses multiples facettes, y est carrément évacué: démocratie représentative, directe, consultative, associative, délibérative, participative, procédurale, immédiate, ou autre. Seule compte la voix émanant de ceux d’en bas, susceptibles de contraindre les gouvernants à agir dans un sens plus inclusif.
Ce mode de gouvernement est construit sur un savoir hétéroclite et sur la tendance obsessionnelle à redonner l’initiative au peuple et à transformer la société de fond en comble pour réaliser les idéaux de justice. Dans un tel contexte, l’arène référendaire paraît en conséquence supérieure à l’arène parlementaire.
Or, s’il est un trait par lequel nous distinguons la modernité politique, c’est bien celui de la participation du plus grand nombre au champ politique (multipartisme, élections, syndicats, associations, liberté de la presse…), à la différence des monarchies patrimoniales médiévales où la politique était l’apanage de la cour royale.
Assemblés, les différents éléments formant l’architecture de son projet politique feraient passer les islamistes pour de joyeux laïcards.
Un projet politique de société
Qu’en est-il du sort réservé à l’actuelle constitution? Elle sera révisée, répond Kaïs Saïed, afin que la structure du régime soit celle dans laquelle le peuple sera effectivement le titulaire de la souveraineté et la source des pouvoirs qu’il exerce à travers des représentants élus par de comités locaux et régionaux ou par voie de référendum. L’architecture, d’une obscure clarté, remontera ainsi de la base au sommet, partant du local pour aboutir au centre de décision.
Les élections législatives? Elles seront supprimées.
La démocratie représentative? Son époque est révolue. Elle a fait faillite y compris dans les pays occidentaux.
Et les partis politiques? L’ère des partis est achevée… ils sont voués à disparaître.
La charia sera-t-elle la source de la législation? Bien que récusant obstinément toute appartenance à l’islam politique, le mode de régulation de la vie politique que prône Kaïs Saïed ne diffère pas beaucoup de celui qui était mis en œuvre par les souverains musulmans du passé et que prêchent encore les frères musulmans.
En effet, pour lui, la religion est celle de la umma; et l’État doit travailler à réaliser les finalités (maqâsid) de la charia, qui prennent leurs racines dans les injonctions textuelles du Coran et de la sunna. Elles sont au nombre de cinq à préserver par-dessus tout: la sauvegarde de la religion; la préservation de la vie; le maintien de la raison; la protection des biens matériels; et la défense de la liberté.
L’entretien est mené de bout en bout sans référence à la démocratie, sans renvoi à la norme de la participation des citoyens entre deux élections. Sans chercher de même dans cette norme les fondements des formes concrètes prises par les démocraties représentatives.
Kaïs Saïed s’efforce tout à la fois de décrire les procédures et le contenu qualitatif de la participation populaire, appréhendée sous l’angle de la formation de l’opinion et de la qualité de la délibération.
La différence est ici radicale avec la modernité occidentale et les institutions politiques de l’Occident qui sont constamment critiquées et dévalorisées. Pour réaliser l’objectif de transformer la société afin de réaliser les idéaux de justice et répondre à ses exigences de moralité, Kaïs Saied n’arrête pas d’user du discours religieux pour construire un nouvel ordre politique soumis à la loi, seule condition pour qu’il serve le bien commun.
Au lieu que les élites politiques, syndicales, universitaires et autres, formulent des projets d’État de droit ou des transitions pour y parvenir, c’est le peuple qui exprime la demande pressante d’un État servi par des fonctionnaires désintéressés et à l’écoute des plus démunis.
Dans cette perspective, la figure du prince juste est exaltée, en particulier celle du calife et compagnon du prophète, Umar Ibn al-Khattâb réputé pour sa rudesse et sa sévérité, dont le comportement lui sert de modèle et qu’il cite à tout bout de champ. Comme un exemple édifiant de justice et de droiture.
Par conséquent, si les dirigeants craignaient vraiment Dieu, le pays serait géré au profit du peuple. D’où ses incessantes croisades contre la corruption, l’inefficacité et les prévarications des agents publics et l’objectif essentiel qu’il s’assigne de moraliser l’État.
Bref, il suffit d’accéder au pouvoir pour remplacer les dirigeants corrompus par des personnes qui, comme lui, sont d’une probité exemplaire et ne sauraient tolérer un acte malhonnête. Ce que la modernité politique a fait en Occident, limitant institutionnellement les prérogatives du pouvoir exécutif par la sanction électorale, l’autonomie de la justice et la liberté de la presse, le peuple veut le réaliser en utilisant la loi, supposée efficace pour mettre l’État – incarné dans un dirigeant dont la bonté se dissimule sous une mâle rudesse – au service du bien commun et de la société.
Enfin, homme à projets, le président de la République, aurait été bien inspiré, compte tenu de la solennité de l’événement, d’envoyer un message à son peuple sur l’époque formidable qui l’attend. En voici une esquisse:
Mon cher et brave peuple !
On parle souvent en votre nom. Vous avez votre propre ambition, votre propre expérience, votre propre modèle de société, votre propre conception de l’avenir, mais on ne vous demande jamais, ni directement ni indirectement votre avis. C’est pourquoi j’ai décidé de vous consulter personnellement sans l’entremise des pouvoirs délégués, sans recourir aux politicards surtout intéressés à servir leurs intérêts personnels et à se remplir les poches, puis à servir les intérêts des gens riches et puissants.
En acceptant de participer à distance à cette Consultation Nationale, vos réponses seront prises en compte. Elles seront dépouillées et analysées par une commission indépendante, composée de personnalités connues pour leur droiture et leur intégrité.
Sur la base de vos doléances et de vos opinions, j’agirai, mais tout ne pourra pas être fait tout de suite.