Des manifestations réprimées, des journalistes agressés, des condamnations judiciaires contre des opposants politiques, un régime d’exception et des pleins pouvoirs qui perdurent… Le régime de Kaïs Saïed multiplie les signes d’autoritarisme et souligne l’un des principaux défis de la Seconde République tunisienne. A savoir: garantir la stabilité dans le respect des libertés individuelles et de l’Etat de droit. Alors assistons-nous à une dérive autoritaire?
Le succès de la transition démocratique en Tunisie suppose précisément d’éviter toute régression liberticide, en conjuguant la démocratie avec l’Etat de droit. L’exigence est inhérente au message du 14 janvier 2011, celui de la dignité recouvrée. Or le spectre d’une dérive liberticide et répressive est réel. Même si l’on se départit de toute forme de « droit de l’hommisme », la question est de savoir jusqu’où peut aller le pouvoir de Kaïs Saïed. Et si la démarche autoritaire est la seule.
La vigilance est de mise et ne saurait être le monopole des critiques venues de la mouvance islamiste. Du reste, outre les mises en garde déjà exprimées aux Etats-Unis et en Europe, nombre d’éminents juristes tunisiens ont également appelé à prendre garde à l’instrumentalisation de la constitution par l’hôte du Palais de Carthage.
Le spectre d’un retour en arrière
L’ancien régime benaliste relevait de l’Etat policier, c’est-à-dire un ordre politique et social reposant sur une institution policière imposant un ordre arbitraire et autoritaire. Et ce, au mépris des droits et libertés des citoyens assimilés à une menace potentielle. En ce sens, l’Etat de police est l’inverse au principe même de l’Etat de droit. Dans lequel les autorités publiques (politiques ou administratives, y compris celles chargées du maintien de l’Ordre public) sont soumises au respect des règles de droit; et notamment les libertés fondamentales des individus.
La crispation sécuritaire croissante des autorités actuelles rappellent de mauvais souvenirs. A la suite des rassemblements du 14 janvier, le sentiment d’une impunité policière est plus fort que jamais. D’ailleurs, suite à la récente journée de manifestation, le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) évoquait des « attaques dangereuses et sans précédent des forces de l’ordre ». De même, il qualifiait les derniers événements de « pas en arrière vers davantage de restrictions de libertés; en particulier la liberté de la presse et la liberté d’expression ». L’association Reporters sans frontières (RSF) partage la même inquiétude dans un rapport intitulé « Journalisme en Tunisie, l’heure de vérité ».
Vers une République autoritaire ?
Le président Kaïs Saïed exprime régulièrement sa foi dans la République. Toutefois, la République est l’objet de conceptions différentes, voire contradictoires. Or, à trop en abuser, le mot d’ordre républicain perd en sens et en cohérence. Les incantations autour de la « République » ont quelque chose de suspect et de factice.
Ainsi, la République de Kaïs Saïed semble une République de l’autorité et de l’ordre. Des principes nécessaires à toute société; mais qui ne sauraient monopoliser ce qui guide toute société. L’exaltation de l’autorité, de la sécurité, se traduit par une série de phénomènes prégnants: inflation textuelle banalisant des régimes d’exception; glissement pernicieux de l’équilibre des pouvoirs en faveur de la présidence; limitation des libertés publiques constitutives de la vie démocratique (libertés d’informer, d’association, d’expression, de manifester)… Cette dérive autoritaire ouvre la voie à une « société de surveillance », qui résulte d’une conception de l’État dans laquelle ce dernier est réduit à sa plus simple expression régalienne, dévoué au dressage de toute forme de contestation. L’histoire de la République tunisienne atteste d’une forme d’ambiguïté et d’ambivalence de l’idéal républicain lui-même.
Aujourd’hui, pour libérer la République de l’emprise réactionnaire, nous n’avons d’autre choix que de revisiter sa devise programmatique pour répondre à la demande de justice.
Le processus de démocratisation reste long et difficile et la question sociale pèse comme une épée de Damoclès sur la présidence. L’état d’urgence n’est plus tant sécuritaire que social. Si personne n’a intérêt à voir la situation se dégrader, la situation pourrait s’envenimer. Et ce, si le pouvoir politique et les forces de sécurité cédaient au vieux réflexe de la répression massive et aveugle. Ou bien si le gouvernement persistait dans son absence de dialogue …