Encore une fois des pays, appelons-les sous-développés, en voie de développement, en développement ou, par le dernier euphémisme, émergents, et qui sont pris entre la défense des services publics et la contestation des politiques néo-libérales, ou l’inverse, sont toujours confrontés à ce dilemme. Dans le cadre d’une épreuve destinée à diminuer le déficit public et générer plus de croissance: secteur public ou secteur privé, démocratie ou économie de marché? Défenses des entreprises publiques ou privatisation?
Le chef de mission du FMI, Chris Geiregat, intervenait tout récemment au micro d’une radio périphérique. Il a plaidé pour un plan de réformes structurelles d’urgence. Et notamment des « entreprises publiques qui se heurtent à des difficultés ». Il le résume en sept points, censés permettre à la Tunisie de retrouver le chemin de la croissance.
Prêcher dans le désert
De ce déversement de litanies qui empoisonnent depuis la nuit des temps le quotidien des gouvernements à court de solutions pour boucler les débuts du mois, retenons l’invocation répétitive à la privatisation des entreprises publiques (plus d’une centaine en Tunisie). Lesquelles font exploser depuis des décennies la dette et le déficit publics.
Vu l’urgence, personnel politique, experts autant qu’usagers admettent tous, au vu du faible rendement de ces citadelles du laisser-aller, des privilèges indus et du piteux état dans lequel elles se trouvent, le bien-fondé d’une privatisation totale ou partielle.
Un dessein qui a toujours constitué une ligne rouge pour la centrale syndicale. Provoquant réactions indignées et réfutations. Car elle verra ainsi lui échapper la fructueuse mainmise et les profitables avantages prélevés sur leurs activités. Aussi, sur ce dossier, Monsieur Chris Gieregat pourra crier aussi fort qu’il le voudra, cela reviendra toujours à prêcher dans le désert.
Les effets de la pandémie des États déjà frappés par une crise financière sans précédent, manquant de moyens logistiques et sanitaires les rendant d’autant plus dépendants de l’assistance internationale, ont relancé le débat sur le périmètre des interventions de l’État.
Faut-il le réduire à ses fonctions régaliennes ou le rénover, en réduisant le nombre des fonctionnaires? Et en se débarrassant des entreprises publiques devenues un abominable fardeau de dettes? Comment s’engager sur un secteur ou sur un chiffre? Quel sera le solde entre recrutements et suppressions?
Service public, éthique et démocratie
Le nombre d’agents publics n’étant pas un objectif, le but visé, au vu des dérives morales et des comportements délictueux des représentants de l’administration, serait plutôt de renforcer davantage le dispositif d’infrastructure de l’éthique pour la fonction publique d’État.
Par ailleurs, la notion de service public elle-même, entretient un lien intrinsèque avec une conception exigeante de la démocratie. A savoir: l’intérêt général, dans la mesure où les biens « sociaux » doivent être accessibles à tous et leur périmètre est affaire de choix collectif. Le résultat des privatisations est que c’est la démocratie elle-même qui se trouve privatisée, c’est-à-dire ramenée aux suffrages des consommateurs et soumise aux jeux occultes d’une oligarchie élective.
Dans sa « Fable des abeilles », le philosophe néerlandais, Bernard de Mandeville (1670-1733), a imaginé une vaste ruche, prospère et confortable. Les abeilles vivent dans l’opulence, mais aussi dans la plus grande immoralité. Certaines ne supportant plus la corruption régnante demandent à Dieu d’intervenir. Il exauce leur vœu et les abeilles deviennent irréprochables. Mais aussitôt la ruche dépérit, elle tombe dans l’inertie et la pauvreté apparaît. C’est que les vices étaient le ressort de la prospérité. Plus encore, les comportements vertueux ont fait le malheur de la cité.
L’implication pour la pensée, économique est ici évidente. L’égoïsme pousse à agir; tandis que la morale invite à la léthargie.
C’est donc la dynamique des intérêts particuliers qui stimule la prospérité d’une société, selon le théoricien néerlandais qui a inspiré Adam Smith.
Une tension est ici à l’œuvre entre dirigisme et libéralisme; entre une conception naturelle de l’équilibre entre les intérêts et une conception artificielle. La première attitude suppose un optimisme qui fait confiance à la nature pour établir l’harmonie sociale. La seconde un pessimisme qui estime l’intervention de l’État et la coercition indispensable pour maintenir l’ordre.
Ce retour forcé à la liberté de marché et au libre-échange par
l’évacuation des derniers résidus de l’économie centralisée et des entreprises publiques- modèle qui fut compatible en Tunisie, comme ailleurs, avec le système du parti unique, du personnage charismatique et de l’establishment petit bourgeois- pose, encore une fois, la question du rapport entre le politique et l’économique. Entre l’application de modèles préfabriqués et la réalité politique et anthropologique des pays récipiendaires de l’aide internationale.
On fait comme si ce qui a marché ailleurs est transposable et praticable ici. Mais qu’en est-il des expériences passées? Doit-on comprendre à la lecture des bilans successifs dressés après chaque expérience que les fameux facteurs de croissance auraient buté contre les détails pratiques, les conditions locales et les caractères nationaux? Auquel cas qu’est-ce qui empêcherait ces facteurs de contrecarrer à nouveau cette ultime réforme?
Privatisation des entreprises publiques
L’élément nouveau avec la mondialisation est qu’il s’agit d’un engagement dans une voie considérée désormais comme la seule voie possible. La privatisation des entreprises étatiques, compte tenu de leur inefficience, de leur déficit chronique et de leur incapacité à générer des ressources, n’est pas un élément isolé de l’ensemble. Mais elle relève d’une stratégie globale de transition vers l’économie libérale de marché. Et elle interpelle de ce fait aussi bien le politique que le social.
Encore une fois, on part du postulat réducteur que, confrontés aux mêmes conditions, tous les peuples devraient réagir identiquement. Mais la nature humaine n’est pas uniforme. Elle est modelée par l’histoire, la géographie, la religion, le climat et les traditions. Tout ce qui en fait une culture. Ce qui affecte dans une société donnée le cadre juridique de la propriété ou de la propension au travail par exemple, affecte de même l’entreprise, l’invention, l’innovation et l’accumulation du capital.
Certaines cultures acceptent en effet ces activités ou ces institutions plus rapidement que d’autres, et différentes cultures arrivent à promouvoir commerce et entreprise différemment.
Ceci est vrai pour l’Asie où les valeurs familiales auraient contribué au développement économique. Ces pays ont réussi à créer les mêmes conditions de sécurité et de confiance qu’exigent les relations de commerce que la loi et le système juridique avaient forgé en Occident. Avec ou sans la privatisation, on ne sait toujours pas comment on doit réaliser la croissance économique dans ces pays du Sud car le capitalisme, même atténué par l’État social, est une étrange création de l’Occident. Comment le rendre suffisamment compatible avec d’autres cultures, avec la pauvreté, la rareté, le retard technologique, le penchant pour le consumérisme sans la production des richesses?