Malgré une tendance historique favorable à l’émancipation des femmes et à la liberté à disposer de leur corps, ces progrès demeurent d’intensité et de portée variables. Pire, des menaces de régression planent et se précisent, notamment en matière d’avortement.
D’un côté, les questions de démographie, en général, et de natalité, en particulier, sont des enjeux multidimensionnel pour tout Etat. De l’autre, les questions liées à la reproduction relèvent aussi de droits et de liberté individuels. Si l’équation n’est pas simple, c’est parce que le corps humain est un objet de « domination ». Alors, le débat sur l’avortement s’en trouve relancé.
L’ avortement: entre enjeu politique et liberté de la femme
La notion foucaldienne de « biopolitique » renvoie précisément à la forme d’interventionnisme et de contrôle du pouvoir politique sur le vivant, sur le corps de l’individu (y compris sur sa reproduction). Objet historique de légitimation d’une domination masculine, le corps des femmes, en particulier, demeure un enjeu politique. Droits les plus intimes parmi les droits humains, les droits sexuels et reproductifs constituent une composante essentielle du progrès vers l’égalité femmes-hommes.
La transition démographique reflète l’évolution de la place de la femme. Le régime traditionnel de nuptialité se caractérisait dans l’ensemble par un mariage précoce pour les femmes (18 à 21 ans, 23 pour la Tunisie) et plus tardif pour les hommes (25 ans). Par un écart d’âge important entre époux, par une forte endogamie (surtout dans les campagnes, du fait des mariages entre cousins maternels et paternels notamment). De même que par l’existence de la polygamie et par une instabilité des unions (répudiation, divorce et veuvage).
Ces données ont été remises en cause par une sorte de « révolution matrimoniale », avec de grandes disparités nationales et locales.
Pour nombre de femmes, la transition démographique s’est traduite par une transformation de leur condition. La femme était vouée, au sortir de l’adolescence, au mariage et à la fécondité.
Aujourd’hui, l’accès à l’école et à l’enseignement supérieur se conjugue avec un allongement de la période de célibat. Si ce célibat prolongé des hommes et des femmes s’est généralisé dans le monde arabe (en dehors du Yémen); il est particulièrement important en Afrique du Nord où les femmes accèdent davantage au marché du travail, même si le niveau est encore faible. Si les femmes du Machrek se marient désormais vers 22 ans, l’âge moyen d’entrée en union au Maghreb est d’environ 27 ans pour les femmes.
En Tunisie
La Tunisie étant le pays où les femmes se marient le plus tard. Le recul de l’âge du mariage des femmes a conduit à une nette réduction des écarts d’âge moyen entre époux, surtout depuis les années 1980.
La Tunisie est à la fois l’un des rares pays où l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est un droit et un tabou en Tunisie. En effet, d’un côté, la Tunisie est l’un des rares pays musulmans où l’avortement est légal (depuis 1973, soit deux ans avant la France), sans être inconditionné.
La loi définit ainsi un cadre relativement contraignant: « L’interruption artificielle de la grossesse est autorisée lorsqu’elle intervient dans les trois premiers mois dans un établissement hospitalier ou sanitaire ou dans une clinique autorisée, par un médecin exerçant légalement sa profession. » Et de poursuivre: l’IVG « peut aussi être pratiquée, lorsque la santé de la mère ou son équilibre psychique risquent d’être compromis par la continuation de la grossesse. Ou encore lorsque l’enfant à naître risquerait de souffrir d’une maladie ou d’une infirmité grave. »
De l’autre, l’IVG demeure tabou; et ce, pour des raisons de religion et de pressions familiales et sociales. On en parle peu, alors que sa pratique tend à se “normaliser” (entre 12.000 et 16.000 IVG par an en Tunisie). Même si l’effectivité de l’accès à ce droit est loin de se vérifier (en particulier pour femmes des régions intérieures ou du sud du pays).
Des menaces de régression en Occident
Censée partager des valeurs fondamentales communes, une grande majorité des Européens est favorable au droit à l’avortement. Mais elle reste divisée sur les modalités de son exercice.
Totalement interdit (à Malte) ou autorisé sous certaines conditions, l’avortement fait l’objet de législations nationales variées au sein de l’Union européenne.
Une absence de législation unanime/commune qui se conjugue à une multiplication des signes de contestation et de restriction de jure ou de facto de l’accès à l’IVG, sur fond de montée de l’« illibéralisme » dans les démocraties occidentales.
Ainsi, le nombre de personnes opposées à l’avortement tend à augmenter en Europe.
En Europe, la Pologne est (avec la Hongrie) le laboratoire de cette dérive liberticide. Ainsi, le Tribunal constitutionnel polonais, largement remodelé par un parti au pouvoir qui revendique son attachement aux « valeurs culturelles traditionnelles et catholiques », a rendu une décision suivant laquelle l’IVG en raison de malformations du fœtus est contraire à la Constitution. Une nouvelle restriction dans un État membre de l’UE qui possédait déjà l’un des cadres juridiques les plus stricts de toute l’Union européenne en matière d’accès à l’IVG. Le Parlement européen s’en est alarmé dans une résolution du 26 novembre 2020 portant « sur l’interdiction de fait du droit à l’avortement en Pologne ».
Dans l’Union européenne et aux USA
Aux États-Unis, la question de l’avenir du droit à l’avortement se pose clairement et sera prochainement tranchée par une Cour suprême profondément remaniée par Donald Trump. Ce dernier nommait trois juges ultraconservateurs durant son mandat.
La Cour suprême doit en effet rendre une décision au sujet d’une loi du Mississippi, État conservateur du Sud, interdisant tout avortement après quinze semaines de grossesse. Ainsi, aucune exception n’est prévue en cas de grossesse résultant d’un viol ou d’un inceste. Mais le recours à l’IVG reste possible en cas d’urgence médicale ou d’anomalie sévère pour le fœtus.
En acceptant d’examiner cette loi, la Cour suprême a ouvert la possibilité d’une remise en cause d’une jurisprudence fixée en 1973, par son arrêt Roe v. Wade, dans lequel la plus haute juridiction fédérale avait estimé que la Constitution garantissait un droit des femmes à avorter et que les États ne pouvaient pas les en priver. En 1992, elle a précisé que ce droit était valable tant que le fœtus n’est pas « viable », soit jusqu’à 22 à 24 semaines de grossesse.
La situation en France
Qu’en est-il en France? Suite à l’adoption et aux modifications successives de la « loi Veil » de 1975 (qui dépénalise et autorise – sous conditions – l’avortement), les femmes bénéficient d’une législation relativement libérale et protectrice.
Toutefois, non seulement, en pratique, l’effectivité du droit d’accès à l’IVG demeure mise à mal; mais derrière le consensus transpartisan affiché par la classe politique pour ne pas remettre en cause ce droit fondamental des femmes à disposer de leur corps, celui-ci continue de cristalliser certains antagonismes.
Le droit à l’IVG fait face à un mouvement anti-avortement très structuré. Lequel bénéficie de relais politiques à droite et à l’extrême-droite. Des crispations ressurgissent dès lors qu’il s’agit de ces modalités ou conditions d’effectivité. En attestent les difficultés d’adoption de la proposition de loi prévoyant l’allongement de 12 à 14 semaines de grossesse du délai de recours à l’IVG (il est en moyenne à 13 semaines au sein de l’UE). Saisi en seconde lecture, le Sénat vient ainsi de rejeter le texte.
Pourtant, chaque année, entre 3 000 et 5 000 Françaises (confrontées au dépassement du délai légal de 12 semaines) n’ont d’autre choix que d’avorter à l’étranger… Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) lui-même n’a pas opposé d’objection éthique à cet allongement du délai. Mais il souligne au contraire la nécessité d’une meilleure information et d’une meilleure prise en charge des IVG. Une manière de souligner le déficit de moyens mis en œuvre (asphyxie des services de santé spécialisés) au service de l’effectivité de ce droit.
Dans une période marquée par la prégnance des discours réactionnaires, il convient de rester vigilant en matière de droits et libertés individuels, surtout lorsqu’il s’agit des femmes.