Par le monde, l’évaluation scientifique de l’action collective (gouvernementale, institutionnelle, etc.) permet de valoriser et tirer leçon des erreurs, pour faire mieux! Allant dans cette direction, l’économie constitutionnelle adopte un paradigme pragmatique voulant que les constitutions soient évaluables au regard de ce qu’elles garantissent comme droits et libertés individuelles; et ce qu’elles génèrent comme impacts et retombées économiques bénéfiques à la prospérité et au bien-être collectif. Qu’en est-il de la Constitution de 2014? Un regard évaluatif…
En Tunisie, la Constitution de 2014 (C2014) devrait apporter une réponse directe et sans équivoque aux revendications sociales chaudement clamées par les insurgés et les jeunes qui ont mis fin au régime politique de Ben Ali. Ces jeunes cherchaient plus de Liberté, plus de Justice et plus de Dignité.
Au-delà des revendications et ambitions, on est en droit de poser des questions pour savoir :
- Dans quelle mesure la C2014 a-t-elle garantit le droit au bien-être des citoyens tout en préservant leurs droits et libertés individuelles et en leur permettant d’assumer leurs obligations?
- Quelle est la vraie valeur ajoutée de la C2014 et son adéquation avec les attentes des citoyens tunisiens?
Dit simplement, et au terme de huit ans, l’on peut se demander si la C2014 a véhiculé aux citoyens une vraie pertinence, une vraie raison d’être et une vraie cohérence avec les revendications sociales de 2011. Soit une démocratie participative, économique et sociale et pas une démocratie politique de façade.
Incohérence dans l’engagement de l’Etat en faveur de la jeunesse
Si les revendications d’ordre politique en vue de la démocratisation de la société et la transition pacifique des pouvoirs ont été soutenues dans la C2014; celles relatives à l’amélioration du bien-être, à l’équité et la justice sociale n’ont pas été livrées.
Ainsi, l’article 8 (« l’Etat veille à fournir les conditions permettant aux jeunes de développer leurs capacités, d’épanouir leur énergie, d’assumer leurs responsabilités et d’élargir leur participation au développement social, économique, culturel et politique »), ne traduit pas suffisamment les priorités de la jeunesse. Notamment l’accès à un travail digne et de qualité leur permettant de s’impliquer dans le développement social et d’assumer leurs responsabilités.
L’article 21 stipule quant à lui que les citoyennes et les citoyens sont égaux en droits et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination et l’État garantit aux citoyens les libertés et les droits individuels et collectifs et veille à leur assurer les conditions d’une vie digne. Il n’apporte pas davantage de perspicacité.
Ce manque de clarté dans l’engagement de l’Etat dans la Constitution de 2014 en faveur de la jeunesse traduit ce manque de pertinence aux réponses apportées aux priorités et aux besoins de la jeunesse. Cela s’est d’ailleurs répercuté dans la mise en œuvre de programmes spécifiques en faveur de la jeunesse.
Incohérence dans l’imputabilité et le développement inclusif
Pour sa part, l’article 10 traite de l’équité et de la justice sociale en vue d’asseoir une bonne gestion des deniers publics. Et de prendre les mesures nécessaires afin que leur dépense s’effectue selon les priorités de l’économie nationale (traduisez en termes d’investissement). Il est pertinent, mais ne souligne pas l’imputabilité et l’engagement de l’État à mettre en œuvre les programmes de développement alignés sur les priorités nationales post-révolution. Et ce, en vue d’un meilleur équilibre régional et un développement inclusif.
Cet aspect est couvert par l’article 12 qui stipule que l’État œuvre à la réalisation de la justice sociale, du développement durable, de l’équilibre entre les régions. En se référant aux indicateurs de développement et en s’appuyant sur le principe de discrimination positive. Il œuvre également à l’exploitation rationnelle des richesses nationales. Bien que ceci renforce la pertinence de l’article 10, il n’en demeure pas moins que l’articulation des indicateurs de développement avec les divers programmes de développement n’est pas établie de sorte à réformer le système de planification et de programmation des investissement nationaux.
Incohérence au sujet du rôle de l’Etat versus celui du secteur Privé
Le rôle du secteur privé à cet effet n’en est pas ressorti. De même, une instance de dialogue social a été occultée en faveur d’une instance du développement durable et des droits des générations futures. Laquelle n’a pas été mise en place alors qu’elle devait être impérativement consultée pour les projets de lois relatifs aux questions économiques, sociales, environnementales; ainsi que pour les plans de développement (art. 129).
D’autres constitutions y ont vu un instrument de consultation par le gouvernement, par la Chambre des Représentants et par la Chambre des Conseillers sur toutes les questions à caractère économique, social ou environnemental. Et pour donner des avis sur les orientations générales de l’économie nationale et du développement durable.
De son côté, l’article 13 qui stipule que les ressources naturelles appartiennent au peuple tunisien et que l’Etat exerce sa souveraineté sur ces ressources au nom du peuple est pertinent. De même, il assume la volonté du peuple pour une redistribution équitable des richesses nationales.
Cependant, spécifier que les contrats d’investissement qui y sont relatifs sont soumis à la Commission spécialisée de l’Assemblée des Représentants du Peuple et que les conventions conclues, portant sur ces ressources, sont soumises à l’Assemblée pour approbation est moins pertinent. Dans la mesure où le pouvoir législatif s’arroge tous les pouvoirs de décision dans les secteurs économiques les plus névralgiques. Limitant ainsi la capacité du pouvoir exécutif à un rôle d’intendance. D’où les déboires connus à ce sujet dans le renouvellement de certains contrats gaziers examinés par l’Assemblée du peuple.
Une perspective bureaucratique sur une base juridique de la notion de contrôle. Au détriment d’une vision d’efficacité économique qui se base sur l’évaluation rigoureuse des risques et des exigences de produire des résultats tangibles selon des coûts prédéfinis et un calendrier précis.
Un droit de regard est, certes, exigé mais devait responsabiliser davantage l’Etat dans son ensemble et certainement le Gouvernement à optimiser la gestion des ressources nationales, sous le regard bienveillant de l’Assemblée. Et ce, au vu des résultats et des avantages économiques et sociaux tirés de l’exploitation de ces ressources.
Incohérence et insuffisance face à la modernisation de l’État
A contrario, l’article 15 est plus explicite dans le rôle de l’administration publique qui est au service du citoyen et de l’intérêt général. Son organisation et son fonctionnement sont soumis aux principes de la neutralité, de l’égalité et de la continuité du service public. Et ce, conformément aux règles de la transparence, de l’intégrité, de l’efficacité et de la responsabilité.
Cependant, bien que les notions de gestion moderne de l’Administration publique y figurent, des aspects de bonne gouvernance ont été occultés. A savoir les principes d’économie ou d’efficience ou au sens large de la valeur aux usagers des services publics (Value for Money).
Ce souci de modernisation de la prestation des services rendus aux usagers constitue la pierre angulaire de toute bonne gestion des services publics, dont cet article aurait pu gagner en pertinence, notamment dans l’instauration d’un partenariat public-privé.
Des constitutions d’autres pays ont consacré des articles particuliers à la gestion des services publics qui sont soumis aux normes de qualité, de transparence, de reddition des comptes et de responsabilité. Ils sont aussi régis par les principes et valeurs démocratiques consacrés par la Constitution. Et de fait, organisés sur la base de l’égal accès des citoyennes et citoyens, de la couverture équitable du territoire national et de la continuité des prestations.
Les services publics, à l’écoute de leurs usagers, assurent le suivi de leurs observations, propositions et doléances et rendent compte de la gestion des deniers publics conformément à la législation en vigueur. A cet égard, ils sont soumis aux obligations de contrôle et d’évaluation.
Bien que l’article 117 prévoie le mécanisme de contrôle de gestion des deniers publics (Checks and Balances), par l’attribution de rôle de contrôle à la Cour des comptes conformément aux principes de la légalité, de l’efficacité et de la transparence; celui-ci reste muet au niveau de son rôle d’assistance de l’Assemblée parlementaire à l’évaluation des politiques publiques.
La Cour des Comptes statue, certes, en matière de comptes des comptables publics, et sur l’évaluation des méthodes de gestion. Et ce, à la différence d’autres constitutions qui ont élargi le pouvoir de celle-ci en vue de couvrir certains aspects d’évaluation des politiques publiques et des programmes et projets d’investissements publics, toujours dans sacro-saint respect d’optimisation de l’utilisation des ressources publiques.
Réécrire la constitution ?
En fin de compte, ces incohérences et ce manque de pertinence poussent indubitablement, au-delà du déni de la chose économique, à la révision et au renforcement de sa perspicacité en tant que Loi Fondamentale garantissant les droits, obligations et bien-être économique et social des citoyens. Celle-ci doit inclure d’autres thèmes dans la bonne gestion de la chose économique comme la durabilité, la gouvernance institutionnelle des secteurs publics et privés et l’évaluation des politiques publiques. Mais aussi, la modernité face à l’archaïsme des systèmes, des structures et des rapports sociaux.
De ce fait, la mise en œuvre de la Constitution de 2014 n’a pas honoré les attentes. Pis, tout indique que la « meilleure constitution du monde ne peut pas donner ce qu’elle n’a pas ».
L’exercice de la réécriture de la Constitution tunisienne doit passer par une évaluation rigoureuse de la C2014. Pour savoir où agir, quoi changer et quoi faire, pour améliorer le rendement économique de cette règlementation constitutionnelle, combien importante et combien stratégique pour la prospérité de la Tunisie. De même que pour le bien-être des populations de toutes les régions et catégories sociales et des générations futures.
Toutefois, la tournure des événements au cours des dix dernières années a bien montré que la démocratie, même bâtie sur un consensus politique n’est pas durable en l’absence d’un modèle économique approprié qui définit le rôle de l’État, qui met en place des institutions solides qui plaident pour la transparence, la reddition des comptes, et l’évaluation rigoureuse basée sur des méthodes scientifiques des politiques publiques. A cela doit s’ajouter une vision économique de la constitution qui incarne une démocratie économique et sociale. Et pas seulement une démocratie politique de façade, et de surcroît très fragile.
Par: Mohamed Hedi Manaï, Evaluateur et Consultant International; Moktar Lamari, Ph.D, Universitaire au Canada; et Samir Trabelsi, Ph.D, Universitaire au Canada.