Dans le cas où la Tunisie ne parvenait pas à mobiliser des financements bilatéraux conséquents, tout en s’abstenant, à juste titre, de s’adresser aux fonds spéculatifs, l’absence d’un accord avec le FMI entraînerait l’érosion des réserves de change pour couvrir l’amortissement de la dette extérieure et le « solde courant à financer » (déficit courant net des IDE, des investissements en portefeuille et des dons en capital).
Les avoirs en devises de la Tunisie risqueraient de baisser à près de 90 jours et 50 jours d’importation, aux horizons respectivement de six mois et d’une année. Ces estimations sont approximatives. Sur la base notamment d’un taux de croissance de 2.5% et d’un cours du pétrole autour de 90$ (en dehors de chocs exogènes comme la poursuite de la pandémie, une croissance atone de la demande extérieure, la remontée du prix des matières premières, une crise sociale et politique incontrôlable, etc.).
La situation serait donc très préoccupante à partir des mois de juin et de juillet. Notamment en ce qui concerne le taux de change du dinar, l’inflation importée et la pénurie de marchandises.
Le rôle crucial de la BCT
Dans cette éventualité et sur le plan des finances publiques, le besoin de financement de l’Etat à l’horizon de six mois devrait être couvert par le crédit intérieur, à concurrence de 7 à 8 milliards de dinars. A part les Bons du Trésor et l’emprunt national projeté, la BCT serait tenue d’avancer probablement 3 à 3.5 milliards de dinars. Et ce, au titre du service de la dette publique extérieure et des dettes garanties par l’Etat. Il est à noter que cette avance ne constituerait pas une création monétaire. Elle serait immédiatement détruite puisqu’elle servirait à acquérir des devises. La baisse des réserves de change qui en résulterait aurait pour contrepartie la dette de l’Etat envers la BCT.
Même si ces difficultés sont peu probables, elles ne sont pas pour autant exclues.
L’Etat doit en tenir compte et prendre, dès à présent, des mesures afin d’éviter le risque d’un effondrement économique et financier de la Tunisie, aussi incertain soit-il.
Le premier objectif est de limiter au grand maximum un fort glissement du taux de change du dinar. Cela passe par la baisse du « solde courant à financer » du premier semestre. La seule option possible à très court terme est de freiner significativement les importations non essentielles.
Pour cela, le gouvernement devrait réunir les principaux importateurs privés et l’Utica pour apprécier l’état des stocks. Afin d’arrêter d’un commun accord les demandes d’importation susceptibles d’être reportées (avec le concours des banques). L’augmentation des droits de douane décidée dans la LF2022 n’est absolument pas suffisante. Du fait notamment de la faiblesse de la substitution entre produits importés et locaux.
A cet égard, le gouvernement aurait dû signifier une loi de Finances crédible qui tienne compte de la situation de crise des finances publiques. Et non pas présenter un budget où la mobilisation des ressources extérieures est donnée pour acquise. En reportant les mesures d’austérité requises, à l’image des gouvernements précédents. Ce qui constitue un mauvais signal à l’adresse des bailleurs de fonds et des agences de rating. D’ailleurs, le schéma extrême sus-indiqué incite-t-il à produire une Loi de Finances rectificative qui soit à la mesure des contraintes qui pèsent sur le financement du budget de l’Etat.
De ce point de vue et au niveau des dépenses publiques, il faudrait reporter les recrutements prévus par la LF2022. De même qu’il serait nécessaire de geler les salaires et les avancements dans la fonction publique.
Une révision des prix à la hausse
En outre, les prix du carburant, du gaz et de l’électricité devraient être davantage revus à la hausse. Et ce, afin de diminuer sensiblement les subventions afférentes et encourager l’économe d’énergie. Enfin, les dépenses d’investissement devraient malheureusement baisser significativement. Par ailleurs, il serait essentiel de prévoir un programme complémentaire d’aide aux ménages démunis, afin d’alléger le poids de l’austérité.
S’agissant des recettes publiques, l’Etat devrait céder rapidement ses participations minoritaires dans le secteur financier. Et il faudrait engager sans délai des négociations sérieuses avec l’UGTT. Lesquelles concerneraient la restructuration et l’assainissement des entreprises publiques. Avec l’éventuelle privatisation partielle ou totale de certaines d’entre elles, sur la base du cas par cas et sans lignes rouges.
Ainsi, ces mesures permettraient de réduire le déficit budgétaire tunisien à près de 4 à 4.5%. Tout en donnant un signal fort et crédible à l’adresse du FMI. Sur cette base, le besoin de financement extérieur de l’Etat serait d’environ 9 milliards de dinars, dont près de 6 milliards au titre du service de la dette publique extérieure.
L’accord avec le FMI est de la plus haute importance
Dans le cas où un accord avec le FMI ne serait pas conclu avant le dernier trimestre de 2022, la BCT devrait avancer à l’Etat, sur toute l’année, l’équivalent de 6 milliards de dinars en devises et 3 milliards de dinars courants.
Dans cette configuration extrême, les réserves de devises de la Tunisie chuteraient probablement à près de 50 jours d’importation vers la fin de 2022, avec toutes les conséquences susmentionnées. Des éventuelles aides bilatérales soulageraient quelque peu les avoirs en devises, mais ne régleraient pas les problèmes de fond.
Eu égard à ce qui précède et au-delà des gesticulations souverainistes, il est donc de la plus haute importance qu’un accord avec le FMI intervienne durant le premier semestre de 2022.
Cependant, il faut espérer que les exigences du FMI quant aux réformes à mettre en œuvre en Tunisie ne soient pas surdéterminées par des considérations politiques. L’importance des canaux d’influence des Etats-Unis et de l’UE dans les politiques du FMI et de la Banque Mondiale n’échappe à personne.
L’implacable réalité économique face aux pressions politiques
Gageons que les pressions politiques, par ailleurs manifestes depuis le 25 juillet 2021, ne trouvent pas prétexte dans des négociations qui traînent le pas. Si tel était le cas (ce que je n’ose croire personnellement), la dégradation des comptes extérieurs mettrait la Tunisie dans la situation de l’«illiquidité du débiteur ». Ce qui implique le recours au réaménagement de sa dette extérieure bilatérale et multilatérale (rééchelonnement du principal sans interruption du paiement des intérêts qui peuvent être refinancés). Serait-ce le prix à payer pour un éventuel accord avec le FMI?
Devant l’implacable réalité économique et financière, le discours lénifiant finit par lasser; et quand la langue se perd, c’est le poing qui se lève.
Par Afif Hendaoui, ancien Ministre