Les think tanks internationaux sont unanimes pour relever que le monde post-Covid-19 sera un monde social, démocratique et respectueux de l’environnement.
En Tunisie, quelques think tanks ont commencé à rallier ce mouvement, à cogiter dessus et à proposer des pistes à explorer. C’est le cas de l’Association Club Mohamed Ali de la culture ouvrière. Ainsi, après avoir proposé dans un premier temps l’élaboration d’un nouveau contrat social, objet de sa dernière université d’été (fin aout 2021), l’Association a décidé de réfléchir sur les moyens et composantes devant garantir la réussite de ce contrat. Dans cette perspective, elle a organisé à Tunis, le 22 janvier 2022, un atelier de réflexion auquel elle a convié une pléiade de spécialistes et d’universitaires.
Placé sous le thème « quels rôles de l’Etat et des acteurs de la société dans la mise en oeuvre d’un contrat social citoyen basé sur une nouvelle politique contractuelle, des services publics et une transition environnementale », cet atelier a été marqué par la présentation de quatre communications.
Le contrat social citoyen vu par l’ACMACO
Plantant le décor, Habib Guiza, président de l’ACMACO, a évoqué « le nouveau contrat social citoyen ». Il a relevé que le nouveau contrat souhaité doit consacrer une rupture avec les anciens contrats et leurs anciens acteurs. C’est ce qu’il appelle la « coupure de l’alliance de la bureaucratie administrative avec la bureaucratie syndicale ».
Concrètement, il propose un nouveau modèle sociétal fondé sur la citoyenneté multiple (juridique, socioéconomique, écologique, territoriale, numérique…).
Pour lui, ce nouveau contrat signifie, dans sa version moderne et globale, un engagement pour un développement concerté entre les partenaires sociaux : Etat, syndicat, patronat, société civile.
Le but étant de garantir paix sociale, développement et croissance. Le nouveau contrat social citoyen doit s’articuler, selon M. Guiza, autour des valeurs de solidarité, de pluralité et d’égalité, ayant comme objectifs la répartition équitable des richesses, de la connaissance et des pouvoirs entre les classes sociales, les régions, les générations, les races et une dimension genre, ainsi que la définition des droits et des devoirs.
Cela suppose, note-t-il, la contribution à son élaboration par les divers acteurs du pays dans leur pluralité. « Car dans un contexte de démocratie et de gouvernance décentralisée, dit-il, un contrat social citoyen renferme une approche et des mécanismes permettant des déclinaisons au niveau local et régional ».
L’ultime objectif étant, selon lui, « la mise en place d’un Etat-stratège démocratique et social, une société civile efficiente, un modèle de développement partenarial, équitable, numérique et durable avec trois secteurs d’activités : public, privé et tiers secteur, dit secteur de l’économie sociale et solidaire, qui est appelé à jouer un rôle majeur ».
Et d’ajouter : « Au coeur de ce projet de contrat social citoyen, la citoyenneté, des services publics de qualité, la protection sociale, le développement durable (transition environnementale), l’économie sociale et solidaire et les nouveaux acteurs émergents dont le mouvement social citoyen (MOSC), pour la réalisation d’une meilleure justice sociale ».
Les trois commandements de la transition environnementale
Lui succédant, Samir Meddeb, universitaire et expert en développement durable, a traité de la transition environnementale. Cette dernière se décline selon son approche en trois sous transitions fondamentales que la Tunisie doit opérer : la transition territoriale, la transition écologique et la transition énergétique.
La transition territoriale est celle qui oeuvrera, à travers les correctifs politique, juridique, institutionnel, économique et culturel nécessaires, à renverser la tendance actuelle en termes d’aménagement du territoire et à travailler de manière soutenue à corriger les inégalités flagrantes observées aujourd’hui entre les régions de la Tunisie, et entre un littoral soutenu, relativement développé, et un intérieur du pays arriéré et enclavé.
En effet, pour le conférencier, afin de dépasser l’un des handicaps sociaux majeurs qui a été à l’origine de la révolution de janvier 2011 et qui continue à handicaper l’avancée collective et harmonieuse de la Tunisie, il convient de repenser l’aménagement du territoire et d’inclure l’ensemble des régions du pays dans le processus de développement, sans exclusion particulière.
Un nouveau découpage administratif des régions et/ou des districts avec la recherche d’une plus grande complémentarité régionale, une gouvernance régionale plus autonome, des incitations de tous ordres pour encourager l’investissement dans les régions défavorisées, un développement des infrastructures et des équipements, sont autant de pistes en matière de renforcement et de développement des régions.
La transition écologique, deuxième composante de la transition environnementale,
est celle qui doit réduire à tous les niveaux la pression naturelle et surtout anthropique exercée par les différentes activités humaines sur les milieux et les ressources naturelles.
Pressions qui menacent de plus en plus la pérennité du stock capital naturel,
et par conséquent, la durabilité des activités socio-économiques qui en dépendent. La transition écologique à préconiser dans ce sens, et en vue de réponde à ces différents défis, n’est autre que celle qui consistera à promouvoir les activités humaines faiblement consommatrices en ressources naturelles, avec le plus faible impact sur les milieux et les équilibres écologiques.
Une intégration des impératifs écologiques de l’environnement devient en ce moment une approche indispensable dans la planification et la mise en oeuvre de toute politique ou programme de développement.
La révision simultanée de nos modes de consommation et de production serait le moteur de cette transition écologique. L’agriculture, le transport, le bâtiment et le tourisme apparaissent aujourd’hui en Tunisie comme des domaines qui offrent des opportunités multiples en matière de réduction des pressions sur les ressources naturelles et en même temps, de création de richesse et de nouveaux emplois, à travers la promotion de nouvelles approches et de nouvelles technologies vertes et éco-responsables.
La transition énergétique est celle qui viendrait boucler le concept général de transition environnementale. Elle consiste à réduire la consommation d’énergie fossile et à promouvoir celle des énergies nouvelles et renouvelables.
La Tunisie connaît un déficit énergétique de plus en plus important. Il représente actuellement plus de 50% et il pourrait atteindre, selon les scénarios de la demande, plus de 70% en 2030.
Les dépenses énergétiques du pays se situent autour de 15% du PIB, ce qui est
de nature à affecter fortement la compétitivité de l’économie tunisienne.
En effet, en 2018, le montant total de la subvention au secteur de l’énergie s’élevait à 2,7 milliards de dinars, dépassant les 8% du budget de l’Etat, pesant ainsi lourdement sur les finances publiques et exerçant, par la même occasion, un effet d’éviction sur le budget public d’investissement.
La transition énergétique est l’un des fondements de l’économie verte. Elle doit permettre d’alléger la consommation de l’énergie fossile à travers, premièrement l’amélioration des procédés de production et l’adoption de nouvelles pratiques moins énergivores et par conséquent la réduction de l’intensité énergétique et, deuxièmement, à travers la promotion de nouvelles formes d’énergies nouvelles et renouvelables.
La transition énergétique créera ainsi les conditions pour consommer mieux, en économisant de l’énergie dans les principaux secteurs du transport, du bâtiment et de l’industrie, pour produire autrement et préserver l’environnement à travers l’utilisation des énergies renouvelables. La transition énergétique favorisera aussi la création d’emplois dans des créneaux d’avenir.
Pour une véritable politique contractuelle
Intervenant lors de cet atelier, Mansour Hellal, professeur à l’Institut supérieur de gestion (ISG), a appelé au besoin de lever certaines confusions utilisées à des fins politiques par les gouvernements tunisiens et de distinguer entre contrat social et droit social, d’une part, et entre aide sociale et sécurité sociale, d’autre part.
Il a tenu à souligner que la politique contractuelle adoptée jusque-là est une politique beaucoup plus professionnelle et corporatiste qu’un idéal de partage de valeurs communes entre Tunisiens. Le conférencier a formulé l’espoir qu’après les événements du 25 juillet 2021 et avec l’avènement d’une éventuelle 3ème République, il y aura une modification de la Constitution via un changement du régime politique, une refonte du Code du travail et de la sécurité sociale et un nouveau contrat social citoyen.
L’accent a été mis sur les contours de la politique contractuelle qui doit être suivie dans un contexte de transition démocratique. A ce propos, la nouvelle politique contractuelle se doit d’être fondée sur la gestion participative des services publics. Il s’agit également de repenser la politique des revenus, d’où l’enjeu de passer de l’égalité des salaires à l’équité salariale (le salaire au mérite).
Cette option doit être adossée à moult réformes : réforme fiscale au service de
la justice sociale, réforme des salaires et de la productivité, réforme des prix et des circuits de distribution, réforme des transferts sociaux et de la compensation sociale au profit des personnes vulnérables.
Autre réforme proposée : celle de la législation du travail et de la gouvernance du marché du travail. L’enjeu est de réfléchir sur le statut de la négociation collective, de réviser les
classifications professionnelles dans les statuts et conventions collectives, de promouvoir le travail décent et de nouvelles formes d’emploi (télé-travail), de concilier flexibilité d’emploi et sécurité des salaires (flexicurité).
Au rayon de la protection sociale, la nouvelle politique contractuelle se doit de distinguer entre sécurité sociale et aide sociale, prévoir les risques sociaux et la population couverte, se préoccuper du financement de la protection sociale et du rapport entre charges sociales et compétitivité des entreprises et réfléchir sur le filet de protection social à mettre en place conformément à l’idéal d’une protection sociale universelle.
Toute nouvelle politique contractuelle est appelée, également, à réfléchir sur la révision de la gouvernance du marché du travail. A cette fin, il est vivement recommandé d’examiner l’intermédiation dans le marché de l’emploi, le rôle de l’Agence tunisienne de l’emploi et du
travail indépendant (ANETI), la place du secteur informel, la migration subsaharienne
et l’impact de l’économie numérique sur le monde du travail.
Pour des services publics de qualité
L’économiste Moez El Elj devait traiter ensuite du dossier des services publics de qualité en tant que composante du futur contrat social.
Il a commencé par clarifier certains concepts. Il a insisté sur le besoin de faire la distinction entre service public, service étatique, service commun et service privé. L’ensemble de
ces services, sous leur différente dénomination, ont pour mission de fournir au commun des gens des prestations acceptables, et s’il le faut de qualité en matière de santé, d’éducation, de transport, de logement social, de culture…
Il a rappelé que la fourniture de services publics de qualité constitue, de nos jours, un indicateur de progrès et une illustration de l’efficience du modèle de développement, de la crédibilité de l’Etat et des acteurs sociaux et de la souveraineté des citoyens.
S’agissant de l’état des lieux en Tunisie, il a fait remarquer que le service public est, malheureusement, assimilé au traitement des biens publics suivant la mentalité péjorative communément connue sous « rizk el bilik », un legs de l’ère beylicale qui signifie gaspillage et dilapidation de ces biens.
Autre remarque soulevée par le conférencier : en Tunisie, les contribuables payent l’impôt pour financer des services « publics » étatiques de mauvaise qualité, sans s’en servir donc, car ils sont de mauvaise qualité. Ces mêmes contribuables, a-t-il ajouté, sont contraints de payer au prix fort des services fournis par des privés rapaces, afin de satisfaire des besoins fondamentaux nécessaires en matière d’éducation de leurs enfants, de santé, de transport (achat de voitures personnelles), de logement… Le tout avec comme corollaire le surendettement des ménages.
Pour y remédier, une solution est proposée : un partenariat tripolaire entre secteurs étatique, privé et solidaire (tiers secteur) dans le cadre d’un nouveau modèle de développement partenarial ayant comme régulateur un Etat-stratège pour la mise en oeuvre d’un contrat social citoyen basé sur des services publics citoyens ( transport, santé, éducation…) entendus comme besoins fondamentaux nécessaires des citoyens et considérés comme « biens communs ».
Le Tunisien ne serait pas capable d’assimiler les nouvelles réformes
Le débat instauré à l’issue de ces communications a fait ressortir une donne de taille : la capacité du Tunisien d’assimiler et d’adhérer à ces nouvelles réformes tant souhaitées.
Dans ce contexte, Darem El Bassam, économiste irakien, a attiré l’attention sur l’inexistence de trois identités en Tunisie. L’identité individuelle, en ce sens où le Tunisien ne serait pas indépendant et capable d’entreprendre et de subvenir à ses besoins tout seul, et l’identité juridique, dans la mesure où, marginalisé complètement dans certaines régions, il ne disposerait pas d’assez de droits pour faire prévaloir son droit au développement et à l’équité sociale.
Vient en troisième lieu l’absence d’identité nationale. Pour lui, les habitants de certaines régions du pays ne se sentent pas, dans leur inconscient, appartenir à la Tunisie. C’est le cas du sud du pays qui perçoit la capitale comme une communauté étrangère.
Un autre intervenant a renchéri dans ce sens. Pour lui, le niveau d’instruction du Tunisien ne lui permet pas d’adhérer dans des conditions acceptables à ces projets de réformes.
Pour convaincre l’auditoire, il s’est référé à un récent rapport de l’UNESCO, publié au mois de décembre 2021- bien décembre 2021 – sur le niveau général d’éducation du peuple tunisien, particulièrement du groupe des Tunisiens âgés entre 25 ans et plus : 26% n’ont jamais été à l’école, 29% ont un niveau primaire, 16% ont un niveau préparatoire, 14% ont un niveau d’enseignement secondaire et 15% seulement ont un niveau universitaire.
Lus autrement, ces taux montrent que 85% de la population économiquement active en Tunisie n’ont pas étudié à l’université, 55% de cette même population ont un niveau primaire ou n’ont aucun niveau, et 71% ont un niveau d’éducation inférieur au secondaire.
En dépit de ces handicaps, les participants ont été unanimes pour recommander l’amélioration des prestations publiques, laquelle contribuerait en amont à la préparation de ces réformes. Dont acte.
(Article publié sur les colonnes de L’Economiste Maghrébin n°837 du 2 au 16 Février 2022)