Plusieurs jeunes tunisiens, techniciens en réanimation, ont publié une photo d’eux à l’aéroport; alors qu’ils s’apprêtent à voyager pour travailler en Allemagne. Elle suscite un débat et l’indignation de l’opinion publique sur les réseaux sociaux. Où s’exprime la tristesse de la perte d’un si grand nombre de médecins et de compétences tunisiennes.
Pourquoi, les jeunes médecins veulent-ils immigrer? Pour répondre à cette question, leconomistemaghrebin.com a interrogé de jeunes étudiants et médecins. Et ce,afin de connaitre les raisons qui poussent ces jeunes compétences à partir vers d’autres cieux. Reportage.
La migration des cerveaux, notamment des médecins tunisiens, est un phénomène que l’on notait déjà depuis quelques temps. Cependant, il ne cesse de s’amplifier et de susciter des débats contradictoires.
Un rapport publié par l’INS en décembre 2021 révélait que sur la période 2015–2020, 3 300 médecins auraient émigré. Et ce, pour une opportunité d’emploi à l’étranger. Soit au rythme de 660 médecins par an.
Les migrants tunisiens, notamment les médecins, sont hautement qualifiés selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (ODCE). D’ailleurs, une récente enquête publiée par l’Organisation internationale pour les migrations le confirme.
Selon une autre étude qui a été réalisée sur un échantillon de 253 médecins de famille, le Dr. Ibrahim Ben Slama indique que 69% des médecins sondés ont exprimé leur intention de quitter le pays. Alors que 27% n’ont pas encore décidé. Tandis que seuls 4% ont l’intention de rester en Tunisie.
Un enseignement plus souple à l’étranger pour les médecins
Dans le même contexte, Imen, a choisi de terminer ses études dans le domaine de la médecine en France. Elle confirme que le climat académique, c’est-à-dire les conditions de l’enseignement à l’étranger, l’encourage à prendre cette décision. Elle indique également qu’elle n’a pas l’intention de revenir en Tunisie, à cause des salaires faibles pratiqués.
Selon le rapport de la Fondation européenne de formation (ETF), environ 20 000 étudiants tunisiens à l’étranger sont concentrés principalement en France et en Allemagne.
Ainsi, selon l’étude réalisée par le Dr Ibrahim Ben Slama, la première destination des médecins migrants est l’Allemagne avec 78%. Suivent comme pays de prédilection la France avec 25% puis le Canada.
Car, selon lui, ces pays offrent un système « souple » dans le processus de spécialisation; avec des conditions de travail attrayantes.
Déception des jeunes et conditions minables
« Si j’avais l’opportunité de travailler à l’étranger, je ne la raterais pas. Cela est dû principalement aux très mauvaises conditions dans lesquelles les médecins travaillent. La déception commence dès la période de stage. En effet, le médecin résident ou interne n’obtient pas son salaire rapidement sans oublier qu’il est très faible. De plus, le stagiaire peut facilement être agressé et parfois mourir. Le jeune résident qui est décédé suite à une chute provoquée par un ascenseur défectueux à Jendouba m’encourage à migrer ». Ainsi nous confie Hana, une étudiante en médecine à Sousse, âgée de 24 ans.
Un résident en médecine nucléaire écrit une publication sur son compte facebook dans laquelle il a critiqué la situation des médecins. « Tout médecin qui termine ses études est obligé de rester presque une année au chômage; et ce, en attendant l’obtention de son diplôme. Tout médecin ayant terminé sa spécialité doit effectuer un an de service civil sans aucune condition de dérogation et dans des lieux éloignés de son lieu de résidence. Avec un salaire inférieur à celui qu’il percevait durant son stage. La personne qui refuse passible devant un tribunal militaire! »
« Si j’avais l’opportunité de travailler à l’étranger, je ne la raterais pas! »
Il a ajouté que le salaire d’un médecin de même grade dans un hôpital français est égal à 6 à 10 fois son salaire en Tunisie.
« La recherche scientifique en Tunisie est quasi inexistante. Son budget diminue de plus en plus chaque année. Un médecin spécialiste tunisien ayant obtenu son doctorat en Tunisie et qui s’est spécialisé à l’étranger, doit travailler pendant deux ans en tant que stagiaire en Tunisie. Tout en attendant des mois pour qu’il puisse revenir au travail en Tunisie« , a souligné ce jeune médecin.
En outre, il précise que le médecin spécialiste qui a obtenu sa spécialité en Tunisie et est allé à la France pour établir l’équivalence de son diplôme, ne peut revenir au travail qu’après l’obtention de l’équivalence de son diplôme.
Cette déception des jeunes médecins nous pousse à conclure qu’il y a un problème très complexe en relation avec ce sujet. La Tunisie connaît un départ massif vers l’étranger. C’est donc l’une des défaillances de notre système de santé.
La migration est un problème d’avenir
Pour sa part, le médecin cardiologue et membre du Conseil national de l’Ordre des médecins, Nazih Zghal, souligne que la migration est un problème d’avenir. Car « les jeunes tunisiens ne perçoivent pas qu’ils peuvent travailler en Tunisie« , dit-il.
De plus, explique-t-il, pendant leurs études et stages, ces jeunes sont confrontés à des conditions de travail « totalement inacceptables » dans les hôpitaux public ou universitaires. Et d’estimer que sur le plan de la formation, les étudiants n’arrivent pas à appliquer leurs études. Car « le manque d’effectif et de matériels empêchent les internes de travailler convenablement« .
Selon M. Zghal, les matériels dans les hôpitaux universitaires souffrent d’un problème de maintenance. Car, une grande partie de ces hôpitaux sont dans un « état lamentable« .
Souhail Alouini, ancien président de la commission de la santé au sein de l’ARP, confirme la même idée. Il déclare que les conditions de travail dans les hôpitaux causent la frustration chez les jeunes médecins.
Concernant, la migration des médecins seniors, il affirme que le problème est dû, essentiellement à la rémunération. C’est pourquoi, ils « choisissent essentiellement les salaires des pays du Golfe« .
Nécessité de la mise en place de solutions opérationnelles
« La solution pour freiner la migration est mauvaise. Il faut augmenter le budget du ministère de la Santé. Et surtout trouver une solution plutôt incitative pour les médecins, pour qu’ils puissent travailler dans le secteur public« . C’est ce qu’ajoute Nazih Zghal.
Contrairement à la Tunisie, les pays de l’OCDE profitent, depuis plusieurs années, des compétences de nos médecins.
En effet, depuis 2007, ils ont cherché des solutions pour diminuer l’accroissement des pénuries de personnel de santé. En particulier de médecins et d’infirmiers, selon un rapport de l’OCDE.
Il faut ainsi penser à mettre rapidement en place des stratégies et effectuer des réformes pour diminuer la migration des cerveaux. Et ce, non seulement dans le domaine de la médecine, mais aussi dans tous les domaines. Il faut, également, penser au vieillissement des médecins.