Afef Daoud, présidente du Conseil national du parti Ettakatol, dresse un état des lieux de la situation politique et économique du pays. Interview:
– Afef Daoud, vous êtes présidente du Conseil national du parti Ettakatol. Quel constat faites-vous sur le plan politique?
Depuis l’adoption de la Constitution en 2014, toutes les élections qui ont suivi ont débouché sur des coalitions politiques instables et malsaines. Les prétendus partenaires n’ont fait que s’entre-déchirer. Afin de poursuivre leurs propres intérêts, au détriment du travail législatif et des réformes institutionnelles et économiques dont le pays a besoin.
Ce statu-quo stérile et ce manque de courage politique ont conduit le pays à la stagnation économique et à l’endettement. Une large part de la classe politique, sans ambition et très largement malhonnête, a dénaturé le sens de la démocratie. Décevant ainsi les attentes du peuple à la suite de la Révolution.
Kaïs Saïed joue sur ce sentiment de dégoût pour démolir toutes nos institutions. Nous sommes en train d’assister au démantèlement de toutes les institutions de l’État. De même qu’à l’accaparement de tous les pouvoirs par une seule personne.
Mon propos ne s’inscrit pas dans une critique politique habituelle ou d’un choix partisan différent. Mais, il vise à dénoncer un réel danger. A savoir, une menace sur les libertés fondamentales qui va affecter tous les Tunisiens jusque dans leur vie quotidienne. Alors que nous sommes dans une situation sociale et économique déjà très difficile.
Notre pays est plus malade que jamais. Et le pouvoir en place nous joue une pièce de théâtre folklorique, surfant sur la déception et le désespoir populaires. Tout en cherchant des boucs émissaires pour occulter les vrais problèmes. Mais, l’exaltation démagogique et les écrans de fumée ne durent qu’un temps. Et in fine, malheureusement, la crise multiforme, tant sociétale qu’économique et sociale sera toujours là, sous une forme aggravée.
– Parlons de la loi de finances 2022. La Tunisie éprouve des difficultés à lever des fonds intérieurs et extérieurs. Quelles seraient, selon vous, les solutions pour qu’il y ait un équilibre budgétaire?
La loi de finances 2022 est une loi sans orientation générale, manquant d’ambition et de courage. Elle ne porte aucune mesure capable de venir en aide à l’économie tunisienne qui a souffert fortement de la crise de la Covid. Avec une régression de -8,6% en 2020 et une faible croissance en 2021. Et ce, loin du rebond vécu par beaucoup d’autres pays voisins ou similaires.
Ainsi, cette loi de finances va aggraver les déséquilibres budgétaires. Car elle ignore les réformes nécessaires, augmente les dépenses. Et surtout, elle détériore les services publics et le pouvoir d’achat du Tunisien.
D’ailleurs, la question des équilibres budgétaires ne doit pas être vue sous un angle purement comptable. Mais elle doit s’accompagner d’une stratégie plus globale de croissance, de promotion de l’investissement et de créations de l’emploi.
Dans un document fuité sur son plan de négociations avec le FMI, le gouvernement vise en 2025 un déficit budgétaire de 1,7% de PIB et un excédent primaire de 1,6% du PIB, basé sur une logique d’austérité. Je crois profondément qu’avec plus de courage et de volonté nous pouvons atteindre un déficit équivalent au même horizon, voire plus tôt, mais avec une trajectoire bien différente. Et surtout en atteignant une croissance bien supérieure à 3%.
A cet égard, différents leviers sont à travailler:
- En termes de dépenses, il est impératif d’arrêter les discours génériques sur la réduction de la masse salariale en générale. Mais se concentrer sur le vrai problème qui est l’absence de croissance. Les arbitrages budgétaires en eux-mêmes sont entièrement à revoir. Car on assiste par exemple à la destruction des services de santé et d’éducation au profit d’une augmentation continue du budget et des effectifs du ministère de l’Intérieur. Il faudrait effectivement se pencher sur la fonction publique. Mais en améliorant la qualité et la proximité des services publics. En mieux distribuant et encadrant les fonctionnaires. Et en faisant les bons arbitrages quant aux services prioritairement nécessaires aux citoyens et aux grandes réformes.
- En termes de priorités, il faudrait aussi revoir les avantages fiscaux qui en 2020 se montent à près de 4,9 Mds TNDS. Soit près de 4,5% du PIB (montant plus élevé que celui de 4,2 Mds Tnds réservé à l’investissement global en 2022).
- Par ailleurs, revoir la politique de subvention est certes important, au profit de la mise en place de transferts directs, mais c’est insuffisant. Il est nécessaire de définir une stratégie nationale pour l’énergie pour réduire notre dépendance aux énergies fossiles. Et revoir notre politique agricole où les importations de céréales occupent plus de la moitié de la facture de subventions.
● En termes de recettes, il faudrait passer à l’acte et arrêter les discours d’intention. Et ceci, en élargissant réellement l’assiette des impôts et arrêter de punir les “bons élèves” (salariés ou entreprises) qui paient leurs impôts. Il faut avoir la volonté et
se donner les moyens d’aller chercher les fraudeurs et tous ceux qui sont en dehors du système. Ce qui ne se fera pas par des lois d’amnistie successives. Mais en augmentant les contrôles, en digitalisant les services de l’administration et en réduisant la part de la discrétion humaine. La technologie peut venir en aide aussi
via le déploiement des facturations électroniques des caisses enregistreuses ou des moyens de paiement électroniques. - Finalement, des réformes courageuses sont nécessaires aussi dans le secteur financier et la réglementation des différents secteurs industriels. Afin de redonner confiance et de relancer l’investissement privé et j’y reviendrai plus en détails plus tard.
– D’après vous, est-ce que la Tunisie a encore la possibilité de relancer l’investissement dans un contexte de fragilité?
Relancer l’investissement n’est pas un luxe, c’est une obligation. C’est un des piliers nécessaires pour relancer l’économie dans le pays, créer de la croissance et absorber le chômage (qui a augmenté encore plus à cause de la COVID, mais pas seulement).
Je crois profondément que l’État doit initier le cercle vertueux. Et c’est pourquoi je parlais de trajectoire de réussite. En effet, viser 3% de croissance comme le préconise le programme du gouvernement Bouden dans cinq ans est non seulement un manque
d’ambition et de courage; mais surtout dénote d’un manque de compréhension de la gravité sociale que vit le pays. Et cela ne fait à mon sens que reproduire les erreurs du passé en se contentant de faire du sur place.
– Afef Daoud: l’économique ne peut être dissocié du politique
Dans ce contexte, plus que jamais, l’économique ne peut être dissocié du politique, et pour pouvoir relancer l’investissement, nous avons besoin:
- D’institutions fortes et indépendantes des différents gouvernements. D’institutions judiciaires avec une réglementation équitable et transparente et également d’institutions de contrôle (de la concurrence, des politiques publiques, etc.)
- Mais aussi, d’un gouvernement fort et volontaire avec des politiques publiques bien définies et d’une diplomatie économique volontaire.
- Et encoure, d’un secteur privé fort qui retrouve de la confiance, de la sérénité et un cadre réglementaire et financier plus favorable.
Là où le bât blesse, c’est de penser que concentrer tous les pouvoirs en une seule personne, quelle qu’elle soit, puisse résoudre les problèmes économiques ou sociaux du pays. Il est vital de retrouver rapidement une cadre politique sain, stable et équilibré. Ainsi que de recréer un climat de volonté commune autour des valeurs du travail et de l’engagement. Et ce, afin de pouvoir construire un futur pour le pays.
– Quelles recommandations pouvez-vous faire pour relancer l’économie?
On ne peut relancer l’économie qu’en relançant l’investissement (public et privé) et créer un cadre politique et réglementaire favorables pour aller également chercher les IDE.
Le taux d’investissement actuel du pays est à son niveau le plus faible historiquement avec moins de 13% du PIB. Il faut donc travailler à augmenter le budget des investissements publics. Tout en définissant un plan national de la relance et des réformes. A savoir: de l’administration; des règles de la concurrence; du secteur financier et judiciaire; les investissements en énergies renouvelables. Et dans le secteur agricole, casser les rigidités autour de la mobilité et de l’emploi, etc. sur les cinq prochaines années.
On devrait viser une augmentation de l’investissement de 1 à 2 milliards de dinars par an sur les cinq prochaines années. Ce qui revient à augmenter la part de l’investissement public. Et œuvrer par la même à augmenter la part de l’investissement privé par effet
d’entraînement. Ceci devrait faire monter le taux moyen d’investissement en Tunisie dans les 25% dans cinq ans et rendrait plus crédible la création de 100 000 création d’emploi dans le secteur privé à terme.
Bien entendu, cela nécessite du financement. Personne n’ignore aujourd’hui qu’un accord avec le FMI est nécessaire et incontournable. Et qu’également le FMI a défini un certain nombre de critères et de conditions (sur la part des subventions et de la masse salariale dans le PIB entre autres).
Il n’en reste pas moins vrai que ce n’est pas le FMI qui écrit cette loi de finances insipide, ni qui a dicté d’avoir ce type de négociations honteuses conduites en catimini.
D’ailleurs le FMI demande un minimum de consensus national autour du plan de réformes. A la limite, il demanderait à notre propre gouvernement d’être plus transparent avec ses citoyens! Et c’est en effet là, que le courage et l’ambition de notre Nation, par la voix d’un gouvernement volontaire, devraient s’exprimer. C’est-à-dire, avoir le courage de soumettre un plan ambitieux, couplant une demande de financement légèrement plus élevée sur les deux ou trois premières
années avec une renégociation de l’échéancier de remboursement de nos dettes externes sur une durée un peu plus longue.
Ainsi on dégagerait doublement des marges de manœuvres dans les finances publiques pour initier les investissements et
les réformes.
Certes le déficit et l’endettement augmenteront les deux premières
années des réformes et de la relance. Mais ils se résorberaient naturellement (en % du PIB), ainsi que le pourcentage de la masse salariale quand la croissance sera là!
Ainsi, non seulement on pourrait satisfaire les exigences des bailleurs de fonds internationaux en termes de soutenabilité de notre dette et de nos finances publiques. Mais on le ferait de manière souveraine, courageuse. Et en remettant surtout enfin le pays sur la voie de la croissance dont il avait terriblement besoin depuis des années.
– Le mot de la fin, êtes-vous optimiste?
Je pourrais vous ressortir la formule attribuée à Gramsci: “pessimisme de la raison mais optimisme de la volonté”. Mais, comme Gramsci lui-même d’ailleurs, je pense que l’on peut arriver à un optimisme collectif de la raison. Pour cela, il faut renforcer
nos institutions, toujours perfectibles, au lieu de les mettre à bas. Il faut également, tout en rendant justice à qui de droit, éviter de la manipuler et de l’instrumentaliser dans des attaques ad hominem ou des affrontements largement dépassés. Et ce, pour se focaliser sur les véritables enjeux de développement socio-économiques. Plutôt qu’autour d’un homme providentiel au dessein plus que douteux.
C’est autour d’un objectif de développement renouvelé que doivent se rassembler les bonnes volontés qui ne veulent pas se désespérer de voir notre beau pays sombrer dans la démagogie.
Enfin, militants associatifs, syndicalistes et militants politiques, jeunes et moins jeunes, doivent recréer les conditions d’une alternative à l’effrayant délitement actuel.
Il ne faut donc qu’une double audace faite d’engagement et de travail. A savoir: affronter les défis auxquels nous faisons face (attaque contre les droits fondamentaux et les institutions, défis économiques et sociaux); mais également réunifier et revitaliser les forces politiques de progrès.