La révolution tunisienne a fait émerger diverses idées et comportements au sein de la société; et pas seulement celles pour les droits et les libertés. Pendant dix ans, malgré le pillage systématique des fonds publics, le détournement d’une partie de l’aide internationale, les forfaitures et les prévarications des fonctionnaires, le recrutement organisé des jeunes pour aller accomplir le Djihad en Syrie, les assassinats politiques, les atteintes aux libertés au nom d’un nouvel ordre moral, le noyautage politique de l’administration, y compris celles des ministères régaliens, la corruption, la rente et le lobbying des partis politiques et leurs représentants au parlement, n’ont jamais suscité l’émoi d’un Occident à la morale fort accommodante, qui se gardait bien de dénoncer ou de condamner.
Tout ce que voulaient les intégristes, qu’ils soient au pouvoir ou alliés du pouvoir, leur était concédé et promis, comme à un enfant gâté. C’était là le prix à payer pour réussir la transition démocratique… Et contribuer à la paix et à la prospérité des pays occidentaux en matière de libre-échange et de régulation des flux migratoires. Ne vous inquiétez pas, disaient-ils aux plus circonspects, les choses finiront, comme toujours, par rentrer dans l’ordre. Eh ben, visiblement NON !
A son arrivée à la magistrature suprême, Kaïs Saïed s’est trouvé handicapé par une Constitution bizarrement imparfaite. Elle en faisait un fantoche ridicule, dénué de consistance, que les islamistes espéraient articuler à leur guise.
L’installation d’une nouvelle Assemblée, faussement imbue de ses pouvoirs, nourrissant un système pourri et présidée par un mentor djihadiste qui est entré en rivalité avec le chef de l’État, avaient contraint Kaïs Saïed, dans la soirée du 25 juillet 2021, à passer au-delà des limites constitutionnelles pour mettre fin à la faillite démocratique et ses prolongements financiers. Il a pris conscience qu’au vu de l’état des lieux, la démocratie en Tunisie ne pourra plus s’en sortir qu’au prix d’une réinvention.
Les mots-clés, « qui chantent plus qu’ils ne parlent; qui demandent plus qu’ils ne répondent », comme disait Paul Valery. Autour desquels s’ordonnaient jusqu’alors la vie politique, comme la liberté, l’égalité, la justice, le dialogue, la prospérité. Lesquels n’ont jamais traduit la réalité du pays et que leurs usagers auraient eu bien du mal à définir. Ces mots sont retournés en leur contraire au service des propagandistes qui voulaient leur faire dire n’importe quoi.
La duperie est plus que jamais à l’œuvre
Pour une opposition marginale, formée de parlementaires dépossédés de leur rente, de partis politiques réputés pour leurs pratiques frauduleuses qui ont désormais maille à partir avec la justice, et autres compères, la duperie est plus que jamais à l’œuvre.
Habités par une charge émotionnelle inversement proportionnelle à leur contenu notionnel, les mots de conflit, de dictature, de coup d’Etat, d’oppression, d’atteinte aux libertés et à l’État de droit, sont dès lors abandonnés aux bateleurs de toutes espèces. Plus aptes à déclencher des applaudissements qu’à s’ouvrir à l’interrogation réfléchie. À les entendre, c’est le retour au régime de dictature, à l’opacité, au secret, à l’absence d’opinion publique autonome, de la liberté et donc aux moyens pour l’observateur tunisien ou étranger de s’informer, de contrôler, de vérifier et de dénoncer.
Les « préoccupations » de la diplomatie occidentale
Dès lors, certains vocables euphémisés, dont on croyait l’usage à jamais révolu, ont subitement refait surface sur la scène diplomatique occidentale. Les propos de désapprobation avaient alors fusé de partout. Particulièrement à l’annonce de la dissolution récente du Conseil Supérieur de la Magistrature, vécue comme un pêché abominable, une profanation de la lettre et de l’esprit de la Constitution. Un pas de plus dans le reniement des principes démocratiques, dit-on.
Certains gouvernements s’estiment « déçus », l’arrivée au pouvoir de Kaïs Saied ne répondant plus à leur attente. Puisant dans le stock des ambigüités sémantiques du langage diplomatique, qui constituent un signal grave, sans affecter pour autant un changement dans les relations entre les pays, d’autres se déclarent franchement « préoccupés ».
Enfin, un troisième groupe de dirigeants, qui représentent la « bien-pensance » et le politiquement correct, à la vision simplificatrice et dualiste, qui voudraient qu’il y ait d’un côté le monde du bien, régi par le respect des institutions sans lequel il n’est pas de véritable démocratie; et, de l’autre, l’univers du mal qui s’apparente aux régimes totalitaires ou autoritaires. Ceux-là condamneront sans appel Kaïs Saïed pour cette atteinte impardonnable à l’État de droit et le somment de remettre les institutions à l’endroit comme si de rien n’était.
Cette propagande mensongère, destinée à tenir lieu de vérité et nourrie par des lobbies puissants, a mis mal à l’aise Kaïs Saïed qui, faut-il le rappeler, n’a pas fait grand-chose pour produire des preuve tangibles et irréfutables quant à la culpabilité des uns et des autres. Il l’interpréta dès lors comme une ingérence dans les affaires d’un État souverain. On croyait pourtant que de tels reproches étaient passés de mode. Et qu’ils étaient devenus tout à fait inopportuns par rapport à la nouvelle réalité politique et institutionnelle du pays.
C’est que l’accusation d’ingérence, qui renvoie au phénomène totalitaire, a été longtemps une spécificité de la politique extérieure de l’État tunisien, méfiant jusqu’à l’obsession et ne tolérant aucune critique.
Tout jugement politique était ainsi considéré comme une attitude hostile envers le pays et son gouvernement et appelait une réplique cinglante et instantanée de la part des « forces vives de la Nation ». Lesquelles se mettaient à dénoncer en chœur tels ou tels propos qu’elles qualifiaient d’insupportable immixtion dans les affaires intérieures d’un État indépendant. Entendez par-là coupable d’intervention non désirée dans les affaires d’un État libre d’agir à sa guise et en toute impunité.
Les auteurs des critiques, qu’ils soient des personnalités politiques ou médias, étaient alors soit soupçonnés de relancer une politique néocolonialiste ou hégémonique; soit qualifiés de donneurs de leçons méritant largement qu’on leur rappelle qu’ils feraient mieux de balayer devant leur porte.
De telles réactions, souvent démesurées, étaient pour ainsi dire ritualisées et obéissaient à un dispositif de propagande médiatique organisé où chaque partie jouait le rôle qui lui était prescrit. Ces régimes ne concédaient donc à personne le droit de les juger et prenaient ombrage pour peu qu’on osa dénoncer leurs dérives en matière de respect des droits et des libertés.
Ingérence et différence culturelle
Face au discours sur les droits de l’Homme, l’élément de réponse chaque fois invoqué, était le droit à la différence culturelle. L’invocation de l’argument ressassé que la démocratie et les droits de l’Homme ne sauraient s’exporter clefs en mains et que la promotion des valeurs universelles peut se faire dans le respect de l’identité et de la diversité des cultures. Etait également mise en avant, la charte des Nations Unies qui soustrait explicitement à l’autorité de la communauté internationale tout ce qui relève de la juridiction intérieure des États membres. La diplomatie des droits de l’Homme est considérée de ce fait comme une ingérence dans les affaires intérieures.
De tels arguments relèvent d’une rhétorique qui remonte au temps où la justice était aux ordres du pouvoir et en permanence dans le collimateur des organisations humanitaires internationales pour ses violations des libertés.
Depuis 2011, la justice tunisienne est indépendante et décide en dehors de toute pression. C’est justement là que le bât blesse. Car cela n’implique pas pour autant que la justice, largement infiltrée, soit devenue infaillible ou incapable de commettre des erreurs d’appréciation, ni de se rendre carrément complice du régime politique islamiste.
On l’a constaté dans l’incarcération abusive d’un directeur de journal. A travers son extrême mansuétude envers les extrémistes islamistes qui déclaraient pourtant, au mépris des institutions, vouloir substituer la soi-disant justice de Dieu à celle des hommes.
Les voix émanant de pays amis, aujourd’hui « déçus » par fidélité aux valeurs démocratiques et aux principes des droits de l’Homme, ne font qu’exprimer une inquiétude qui n’est certainement pas prétexte à une entrée en guerre de leur pays. Pas plus que le verdict de nos juges ne nous rendrait responsables de casus belli.
Il s’agit ni de renverser un régime ni de compromettre la légitimité d’un État. Mais d’envoyer un signal au gouvernement d’une démocratie en perpétuelle transition, fortement tributaire du soutien de la communauté internationale. En lui rappelant que des progrès restent à accomplir en matière de respect des droits humains, politiques et civiques, et de justice.
Ingérence et droits de l’Homme
Certes, le droit international réprime dans son principe toute forme d’ingérence dans les affaires intérieures d’un État, mais les principes sur lesquels il repose se trouvent confrontés de plus en plus au respect d’autres principes, jugés supérieurs, ceux-là mêmes de la sauvegarde des droits fondamentaux de la personne.
Pendant longtemps le principe de non-ingérence a représenté une sorte de rempart commode entre les agissements contraires au respect des droits de l’Homme de tel ou tel régime politique et le droit de regard des États tiers.
Aujourd’hui, il devient de plus en plus anachronique de recourir à la tactique classique qui consiste à crier à l’offense à chaque fois qu’on nous critique. Aussi bien que de faire appel au principe de souveraineté et d’invoquer la non-ingérence dans le but de justifier des pratiques inacceptables.
À l’instar du droit international, la diplomatie, née au XVe siècle dans les Républiques italiennes, est restée longtemps une institution fortement assise, ayant ses traditions bien définies, ses règles fixes et immuables. À partir d’une certaine époque, elle s’est modifiée, s’est transformée et s’est adaptée graduellement aux circonstances.
Quant à notre dispositif diplomatique, il est fortement défaillant. Car il est incapable de prendre le relais pour expliquer aux responsables des pays dans lesquels nos responsables sont accrédités le bien-fondé de telle ou telle décision présidentielle. Et ce, afin de ne pas laisser la place aux lobbies de tout poil qui sévissent auprès des institutions internationales pour travestir la réalité au profit des forces obscurantistes des « frères » qui ne cèderont jamais.
Aujourd’hui, une adaptation au changement s’impose donc par le choix d’un personnel diplomatique et gouvernemental performant. Car tout pays en développement, fortement dépendant de l’aide économique extérieure, qui se montrerait peu respectueux de la démocratie, se heurtera tôt ou tard aux écueils infranchissables de la conditionnalité.
Celle-ci n’est plus tributaire de l’application d’un ensemble de réformes d’ajustement macroéconomiques. Mais elle dépend aussi du respect d’un certain nombre de pratiques démocratiques. L’aide internationale devient ainsi l’un des leviers de modernisation de l’espace politique. C’est la double peine.
Au sommet États-Unis – Afrique, tenu du 4 au 6 août 2014, le président américain Obama exhortait les chefs d’États africains à respecter la Constitution de leurs pays respectifs. Des observateurs n’ont pas hésité à y voir un acte d’ingérence exceptionnelle.
En réalité, les pays en développement étaient dès la fin des années 1980 soumis aux conditionnalités de l’aide formulées par les bailleurs de fonds internationaux. Ainsi, ce qu’on avait baptisé alors « bonne gouvernance » (indépendance de la justice, respect des droits de l’homme, transparence, administration efficace, etc) est devenue le nouveau moyen d’assurer le développement du continent.
Les premiers standards de bonne gouvernance politique et économique sont alors insérés dans des accords internationaux au titre de conditionnalités de l’aide aux États en difficulté. Aujourd’hui, cet interventionnisme « démocratique » s’est affermi au point où il n’est pas outrancier de parler de l’institutionnalisation de l’« ingérence démocratique ». Elle s’entend comme une intervention tendant, directement ou indirectement, à imposer un régime démocratique à une entité souveraine par des pressions multiformes.
Jurisprudence européenne: instauration d’un mécanisme de conditionnalité
Dans ce même domaine, l’Union européenne vient de marquer un point important. Dans un arrêt très attendu, la justice européenne a validé, le mercredi 16 février 2022, un dispositif liant le versement des fonds de l’UE au respect de l’État de droit, infligeant un revers à Budapest et Varsovie menacés par ce nouveau régime de conditionnalité. Ce dispositif a été adopté en décembre 2020 par les dirigeants de l’Union, afin de soumettre l’octroi de fonds européens au respect des règles de droit par les bénéficiaires.
Si la Cour de justice européenne a donné un feu vert décisif à la Commission pour faire usage du mécanisme de conditionnalité à l’égard de deux de ses membres, qui se sont affranchis de certaines règles garantissant, notamment, l’indépendance de la justice, elle se montrera a fortiori encore plus intransigeante envers des pays extracommunautaires.
Ce mécanisme de conditionnalité permettra désormais et dans les cas de figure, d’assurer que les fonds accordés par Bruxelles, au titre de l’aide internationale, ne sont pas détournés une fois arrivés dans le pays récipiendaire, faute de mécanisme de contrôle indépendant.
Désormais, tant que Bruxelles n’aura pas l’assurance de la régularité des procédures utilisées pour l’usage de ces fonds, notamment en matière d’attribution des marchés publics, dans le pays concerné, ils ne seront pas débloqués. Le mécanisme de conditionnalité a maintenant une existence juridique incontestable et pèsera lourd dans l’aide financière venant de l’Europe.
Retenons, pour terminer, cette pensée foncièrement moderne du philosophe et juriste espagnol Francisco de Vitoria (1480-1546), sur ce changement de paradigme dans les relations internationales. Lequel fait que nous vivons de plus en plus dans un seul monde. A savoir, un monde multipolaire qui tend à être régi par les mêmes normes. Et que les actions publiques internes cessent de relever simplement du principe du « libre choix du système ».
« L’indépendance de l’État, écrit-il, n’est pas absolue car l’autorité de l’État se heurte d’une part à l’existence de la morale et du droit; et d’autre part à l’existence d’une communauté internationale ».