Si le besoin d’État s’exprime encore et toujours, il a de plus en plus de difficultés à répondre aux demandes de la population et à incarner l’intérêt général. Son impuissance face à une crise systémique entame la confiance de ses propres citoyens. C’est comme si l’État s’était vidé de l’intérieur: les caisses sont vides et la matière grise fuit le pays… Pour remettre l’État sur de bons rails, certains croient au recours aux recommandations prodiguées par les cabinets de conseil privés. Une fausse piste.
« L’état actuel de l’État » tunisien contraste avec la tradition politico-administrative d’un pays qui s’est construit autour d’un État fort. Pour preuve, la pandémie de Covid-19 a mis en évidence les faiblesses d’un système de santé jadis loué pour son excellence à l’échelle régionale. Un système hospitalier public fragilisé par des années de sous-investissement et de mauvaise gestion. Sous-équipés (en masques, en tests, en oxygène, en lits de réanimation et en vaccins), en manque de médecins et de personnels qualifiés, les hôpitaux tunisiens ne peuvent faire face à la demande de soins exigée par la pandémie.
Un État paupérisé
Si on place la situation des hôpitaux tunisiens dans une perspective plus globale, celle-ci est la conséquence de décennies de politiques néolibérales de désengagement étatique. Synonyme de dégradation du service public hospitalier, de salaires bloqués des personnels soignants et de soutien au développement du secteur des « cliniques privées ». Symbolisant les inégalités sociales et territoriales qui fracturent la société nationale.
La fin de l’État-providence, « gendarme de la santé publique », est en effet liée aux principes néolibéraux (définis par le fameux consensus de Washington et mis en œuvre et propagé par les institutions internationales de Bretton Woods). Principes qu’adoptaient la Tunisie dans le cadre du programme d’ajustement structurel. Et ce, à la suite d’une grave crise ayant marqué l’économie tunisienne durant la première moitié des années 1980.
Celui-ci s’est alors traduit par une réduction de la taille de l’État, perceptible à travers: la baisse de la part des dépenses publiques globales dans le produit intérieur brut (PIB); l’abaissement de la contribution des investissements publics et des dépenses d’éducation, de formation et de santé aux dépenses publiques globales (avec des coupes budgétaires et de réductions d’effectifs); la marchandisation partielle des principales composantes de la sphère non marchande, dont la santé.
Ainsi, la crise sanitaire – notamment à travers les décisions en matière de gestion des stocks de masques– a dévoilé avec force les conséquences du processus de déresponsabilisation et de « désétatisation » des politiques publiques à l’œuvre depuis l’ère Ben Ali.
Le mirage du recours aux cabinets de conseil privés
Depuis le début des années 2000, les cabinets de conseil en stratégie ont investi le Maghreb, en général, et le Maroc en particulier (où McKinsey a joué un rôle important dans la conception des plans de relance de l’État). Ces cabinets affichent la volonté de participer au développement des sociétés de la région, en puisant dans le potentiel offert par la jeunesse diplômée. Ces cabinets réussissent à remporter des « appels d’offre » lancés par l’État et le secteur public en quête de crédibilisation de ses propres décisions (soupçon d’incompétence et de corruption obligent), auprès de ses citoyens mais aussi des investisseurs étrangers.
Toutefois, les modalités de conclusion de ces contrats avec l’État ou les entreprises du secteur public et l’apport réel du « travail de consulting » de ces cabinets sont régulièrement questionnés. Plus largement, le recours de l’État à des prestataires privés pour la conception et/ou la mise œuvre de l’action publique interroge l’avenir de l’État.
Le recours aux services de cabinets de conseils privés par l’État n’est ni illégal et ni illégitime en soi. Puisque des compétences non présentes au sein de l’appareil d’Etat peuvent justifier l’intervention de ces acteurs. Reste que cette pratique témoigne d’un risque de « privatisation de l’Etat » et revêt un coût non négligeable. Alors même que le recours au privé est justifié notamment par une logique de rationalisation financière.
En outre, comment justifier la valorisation de l’expertise privée, alors qu’existe un vivier d’expertise publique trop souvent mal utilisé ou sous-estimé? Des choix qui questionnent la croyance même dans l’Etat et dans la compétence et expertise de ses serviteurs.
C’est donc le rôle de l’État au XXIe siècle qu’il faut mettre en débat: un État peau de chagrin ou un État qui prend soin ? Une puissance publique ou une impuissance publique? Souhaitons-nous une privatisation des fonctions de solidarité?
La réponse se trouve en grande partie dans la réhabilitation des services publics. Et ce, dans une double perspective de cohésion sociale et de lutte contre l’exclusion de ressources. Lesquelles sont les conditions du lien social et de la protection sociale.