Pénurie alimentaire en Tunisie? Préférant s’adresser à ses envies alimentaires plutôt qu’à sa raison, la ministre du Commerce a promis à chaque Tunisien sa « brika à l’œuf », pendant tout le mois de Ramadan. Un mois censé nous inciter pourtant au recueillement attendri, à la prière mentale et à la pureté de conscience, de préférence à la dissipation culinaire. Or, contrairement à cette obsession ancestrale alliant l’œuf à la qualité de vie, ni sa disponibilité ni son prix « gelé » : 1.100 les quatre, ne suffiront à nous faire oublier l’essentiel. Ingrédient précieux et très technique, l’œuf de la « brika », pour gagner en standing, doit impérativement s’associer à la viande hachée ou au thon, les deux hors de prix, et sollicite surtout une huile de cuisson bon marché, toujours introuvable.
La pénurie apparaît comme un phénomène de marché sur lequel les transactions ne peuvent plus se conclure par absence de marchandises. Elle révèle un double caractère: elle est tantôt absolue tantôt relative.
Pénurie absolue et relative
Absolue, la pénurie l’est dans la mesure où il n’y a pas de marchandises sur le marché. A cet égard, elle diffère de la rareté, dans un marché actif, où les transactions portent sur des produits de moindre quantité. D’un « marché d’acheteurs » on passe alors à un « marché de vendeurs », mais le marché est encore approvisionné. En revanche, entre rareté et pénurie il y a une différence de nature: les acheteurs sur un marché en état de pénurie ne trouvent plus de contrepartie du tout. Typique d’une situation de pénurie, la prolifération de boutiques dont les étalages sont vides ne fait que s’accroitre. La marchandise ayant totalement disparu du commerce.
La pénurie est aussi relative. D’abord dans le temps. Le vide du marché est en effet constaté et ressenti par rapport à un état antérieur dans lequel on connaissait une offre suffisante permettant de faire face aux besoins habituellement exprimés. Ceci implique donc non seulement l’existence du marché, mais a priori aussi l’existence constatée d’un approvisionnement de référence considéré comme normal.
La demande antérieure subsiste, mais l’offre s’étant évaporée, les vendeurs ayant disparu, ou restant présents mais dépourvus, la demande reste totalement insatisfaite. Dans la mesure où elle tranche par rapport au fonctionnement des mécanismes habituels, la pénurie apparaît ainsi comme une anomalie, comme un dérèglement. Comme un désordre qui ne garde plus l’empreinte du mouvement, annonciateur du délabrement du pays, du désordre de l’administration et de l’appauvrissement des familles.
Manger est une nécessité pour vivre
Elle figure en premier dans la liste des valeurs essentielles prônées par le gouvernement de Kaïs Saïed comme un droit élémentaire. En dépit des manœuvres sordides des affameurs, déclarés ennemis du peuple.
Ne pas manger sa « brika » serait donc la négation même de ce droit pour plus de la moitié de la population qui n’y a toujours pas accès. La rupture du jeûne, généralement associée à la réunion conviviale autour d’un dîner copieux, devient alors le moment de partage d’un repas dérisoire pendant lequel aucune allusion n’est faite au plaisir de manger. Pour les nantis, en revanche, on ne peut même pas dire qu’ils aient l’eau à la bouche, ils n’ont jamais faim.
Dans une situation de pénurie, la nourriture devient quelque chose dont on parle mais surtout qu’on imagine. Elle est principalement le produit d’une peur de manquer beaucoup plus qu’un manque véritable. D’ailleurs, aujourd’hui, la plus grande part des conversations porte sur le problème de la disparition des étals de certains produits alimentaires. Bien plus que sur les événements en Ukraine et la crainte d’un troisième conflit mondial.
Pourtant, la guerre, comme celle opposant aujourd’hui la Russie à l’Ukraine, en est un parfait exemple. Dans la mesure où les deux pays, grands producteurs et exportateurs de céréales, provoquent des pénuries directes dans les pays du champ des belligérants. Mais elles peuvent aussi entraîner des désordres économiques et commerciaux se répercutant indirectement dans des pays géographiquement éloignés restés pourtant à l’écart du conflit. Le FMI ne vient-il pas d’annoncer que les effets de l’invasion de l’Ukraine seront « dévastateurs »?
La peur de manquer est un comportement basique et archaïque et relève du sentiment d’insécurité qu’elle engendre.
Dans les sociétés primitives, archéologues et ethnologues nous apprennent que la crainte de la pénurie était l’une des inquiétudes fondamentales et sans doute des plus justifiées.
Les sociétés dites de subsistance, dont les besoins sont peu diversifiés mais dont les ressources sont limitées, connaissent des approvisionnements précaires. Cette précarité est d’autant plus grande que les groupes sont restreints et isolés. Et que, corrélativement, la part de l’autoconsommation est importante.
Une baisse critique des réserves disponibles et a fortiori leur épuisement, bref l’apparition de la pénurie des produits alimentaires, en fait la disette qui dégénère toujours en famine, constituent une rupture brutale de l’équilibre économique et social. Mais la pénurie n’est pas le propre des sociétés primitives.
Elle réapparaît dans des sociétés plus complexes. Dès lors qu’existe une spécialisation et des échanges non plus occasionnels, mais constants et organisés.
De nos jours, la mondialisation des échanges commerciaux en produits alimentaires a accru comme jamais l’interdépendance entre pays divers même éloignés les uns des autres; et, simultanément, les risques de graves bouleversements.
Une masse importante d’informations circule et contribue à éclairer les décisions des producteurs, des consommateurs et des gouvernements en décelant les pénuries probables. Et ce, pour mieux les prévenir et en atténuer les effets. Reste que, toute chose ayant un prix, cette connaissance exhaustive de la disponibilité du produit n’exclut pas la capacité de paiement devenue de plus en plus problématique; compte tenu de la solvabilité du pays par rapport à ses dettes.
Le temps étant dès lors lié à la quête de la nourriture, seul compte le présent. On veut oublier le passé et le futur. Dans une économie à double marché, l’espace se réduit d’abord aux adresses des fournisseurs potentiels qui livrent correctement leurs clients. A savoir les hyper et supermarchés qui, s’il leur arrive d’avoir des rayons vides suite à la voracité d’une clientèle hantée par la perspective de la privation, car la peur du manque attise le désir d’accumuler, sont rarement en rupture de stocks. Mais plutôt acculés à procéder au rationnement pour satisfaire la plus grande partie de leur clientèle. Pas plus d’une telle quantité pour tel ou tel produit, comme c’est le cas aujourd’hui pour la semoule, la farine et les pâtes.
Cependant, si la situation venait à se prolonger au-delà du supportable, il y aura toujours les échoppes des prudents détenteurs de stocks qui pratiquent des prix clandestins, forcément plus élevés. Car incluant une prime de risque pour les coûts d’approvisionnement, les amendes et les saisies de marchandises qu’ils subissent périodiquement. C’est le marché noir devenu synonyme de prix prohibitifs.
La pénurie aggrave les inégalités
La pénurie est avant tout un comportement de l’acheteur. En effet, lorsqu’un bien fait durablement défaut, plusieurs éléments interviennent et guident le comportement du consommateur : sa fonction de demande initiale; sa propension à la substitution forcée par le fait d’acheter un produit disponible qu’il ne souhaitait pas en remplacement du produit initial; sa tendance à rechercher le produit qu’il souhaite et sa détermination à attendre patiemment son tour dans une longue file d’attente. Enfin, les moins endurants essayeront, en usant de subterfuges, de gagner les faveurs du vendeur.
Lorsqu’elle prenait la forme de comportements corrupteurs, la pénurie aggravait les inégalités dans l’accès aux biens concernés. Dans la mesure où les familles les plus modestes n’ont pas de ressources suffisantes pour exercer ces pressions.
Ces différents paramètres, décrivant le processus d’achat dans une situation de rupture de stocks, ont tous une série de conséquences pour le consommateur. La première et la plus visible étant la généralisation des files d’attente devant les magasins, aspect fondamental de la vie du citoyen à l’époque communiste.
Lorsqu’ils étaient chroniques, les phénomènes de pénurie pouvaient conduire aussi à l’établissement par les autorités d’un rationnement formel de la demande. C’est-à-dire d’une allocation contrôlée des ressources. En vigueur durant les guerres, le rationnement était caractéristique des situations de pénurie critique.
Pire, les articles subventionnés faisaient l’objet d’un juteux trafic de contrebande avec la Libye, surtout durant la précédente décennie. Sans parler de la spéculation sur les denrées alimentaires et leur accaparement qui avaient fini par ruiner le pays.
N’ayant jamais connu de régime typique de l’organisation économique soviétique, qui donnait la préférence à l’industrie lourde au détriment du secteur des biens de consommation, nous n’avions presque pas vécu de graves situations de pénuries permanentes et généralisées. Un système de fixation des prix était bien vigueur en URSS. Mais ce contrôle des prix ne permettait pas d’assurer l’équilibre entre l’offre et la demande, comme c’est le cas dans les économies de marché. L’ajustement s’opérait donc nécessairement par les quantités et conduisait aux phénomènes de pénurie. Expression d’un mode de régulation particulier, la pénurie n’était donc pas synonyme de crise. Mais comme l’expression aiguë et temporaire de dysfonctionnements structurels. La crise, quant à elle, se produit dans des situations bien particulières comme les périodes de stagnation de la croissance ou de la productivité.
Bien qu’intervenant massivement dans de nombreux secteurs de l’économie, les biens et services bénéficiaient d’une certaine liberté permettant d’atteindre ce niveau minimum de consommation de produits qui étaient effectivement disponibles dans les magasins. Autrement dit, les problèmes d’approvisionnement restreignant les modes de vie auxquels pouvaient prétendent les individus, affectant en conséquence leur bien-être, étaient majoritairement inexistants. Le revenu décent et l’accès aux services de base (éducation, santé, logement) assuraient à chacun de ses membres un minimum nutritionnel.
Si on imagine ce qui nous attend, de telles réformes préfigurent des pénuries alimentaires de grandes ampleurs, auxquelles seront associées, comme c’était le cas dans les États communistes, les images de magasins d’État aux rayonnages vides et de files d’attente interminables devant leurs portes.
Le recours en Tunisie aux subventions de certaines denrées de première nécessité, à travers la trop controversée « Caisse de compensation » et leur prix tarifé par l’État afin d’éradiquer toute forme de pauvreté et de réduire les inégalités, profitaient aussi bien aux groupes à faible revenu ciblés par ces programmes, qu’aux riches, accentuant d’autant ces inégalités. Pire, les articles subventionnés faisaient l’objet d’un juteux trafic de contrebande avec la Libye, surtout durant la précédente décennie. Sans parler de la spéculation sur les denrées alimentaires et leur accaparement qui avaient fini par ruiner le pays.
Les résultats décevants d’un tel système, ses effets délétères sur les finances publiques et ses performances peu satisfaisantes sur le plan social, ont amené les Institutions Financières Internationales à se demander si cette stratégie jugée contestable pouvait encore promouvoir le développement du pays.
Elle figure aujourd’hui comme une pierre d’achoppement centrale dans toutes les négociations des programmes d’ajustement et comme un préalable à tout octroi de prêts. Si on imagine ce qui nous attend, de telles réformes préfigurent des pénuries alimentaires de grandes ampleurs. Auxquelles seront associées, comme c’était le cas dans les États communistes, les images de magasins d’État aux rayonnages vides et de files d’attente interminables devant leurs portes.