Les images de rayons vides dans les magasins alimentaires ou de Tunisiens faisant la queue devant les boulangeries du pays sont saisissantes. Si les causes sont structurelles et multiples, la guerre en Ukraine– exportateur majeur de céréales vers les pays du Maghreb et du Moyen Orient– joue comme un cruel révélateur de la dépendance agricole et alimentaire des pays concernés. Ainsi, la Tunisie produit environ 50% de ses besoins en blé. Tandis que 45 à 50% de ses importations viennent d’Ukraine.
Une situation qui est de nature à se (re)saisir de l’enjeu de la souveraineté alimentaire. Laquelle représente une nouvelle dimension à la question agro-alimentaire sur la scène internationale.
Le concept de souveraineté alimentaire
Le concept de souveraineté alimentaire repose sur la reconnaissance, pour chaque population, chaque État, chaque groupe d’États, du droit de disposer des moyens d’auto-produire leur propre besoin alimentaire. En suivant des politiques agricoles définies de manière autonome, en vue de garantir au mieux la sécurité alimentaire.
Ainsi, le concept de « souveraineté alimentaire » est plus large que celui de « sécurité alimentaire ». Celle-ci consiste à « prévoir des situations d’urgence et à se prémunir par des mesures appropriées. Espérer atteindre la souveraineté alimentaire pour un pays ou pour une région géographique donnée consiste à produire ce dont il (ou elle) a besoin pour l’alimentation de base de sa population » (Said Alahyane*).
La souveraineté alimentaire, elle, renvoie à une idée globale dans laquelle l’être humain et la nature sont placés au centre des priorités économiques. En cela, la notion de souveraineté alimentaire pourrait être l’axe d’une stratégie globale de sécurité alimentaire.
La notion de souveraineté alimentaire a fait irruption sur la scène internationale avec la déclaration de la Via Campesina (un mouvement international créé en 1993. Elle coordonne l’activité de petits et moyens paysans, de producteurs ruraux, de sans-terres, de femmes et de jeunes du monde rural, d’indigènes et de travailleurs agricoles), dans le contexte du Sommet mondial de l’alimentation de 1996.
Selon cette déclaration « se nourrir est un droit humain de base. Ce droit ne peut être assuré que dans un système où la souveraineté alimentaire est garantie. La souveraineté alimentaire est le droit de chaque pays à maintenir et développer sa propre capacité de produire son alimentation de base, en respectant la diversité des cultures et des produits.
Nous avons le droit de produire notre propre alimentation sur notre propre territoire. La souveraineté alimentaire est une condition préalable d’une véritable sécurité alimentaire ».
« Nous avons le droit de produire notre propre alimentation sur notre propre territoire »
La souveraineté alimentaire apparaît ainsi comme un cadre adapté à la garantie de la sécurité alimentaire. En ce sens où elle en assure les moyens et conditions économiques et sociales. Tout en reconnaissant le droit de tout peuple à développer ses capacités productives, afin de répondre à ses besoins alimentaires.
Depuis cette Déclaration, l’idée de souveraineté alimentaire a été reprise et développée par nombre d’organisations internationales intergouvernementales ou non gouvernementales. Et ce, en vue de défendre un modèle alternatif au système néolibéral dominant dans les politiques agricoles et commerciales.
Ainsi, selon le Forum sur la souveraineté alimentaire organisé à Rome en juin 2002, la souveraineté alimentaire « est le droit des populations, des communautés et des pays à définir leurs propres politiques alimentaire, agricole, territoriale ainsi que de travail et de pêche. Lesquelles doivent être écologiquement, socialement, économiquement et culturellement adaptées à chaque spécificité. La souveraineté alimentaire inclut un véritable droit à l’alimentation et à la production alimentaire. Ce qui signifie que toutes les populations ont droit à une alimentation saine, culturellement et nutritionnellement appropriée. Ainsi qu’à des ressources de production alimentaire et à la capacité d’assurer leur survie et celle de leur société ».
Une souveraineté alimentaire problématique pour les pays en développement
Malgré la succession de programmes mis en place dans le cadre des politiques agricoles nationales, la souveraineté alimentaire n’est pas garantie dans la plupart des pays en développement.
Ces derniers ne produisent qu’une partie des produits alimentaires de base. Ils demeurent ainsi dépendants des importations.
Dans le cas de la Tunisie, le pays, pour assurer la nourriture de sa population dont le nombre total est d’environ 12 millions d’habitants importe plus de 50% de ses besoins alimentaires. Alors même qu’il ne manque ni de sols agricoles fertiles, ni de ressources hydrauliques exploitables; et encore moins de compétences et de savoir-faire locaux en matières de productions agricoles et de gestion des ressources naturelles.
« Le pays importe plus de 50% de ses besoins alimentaires. Alors même qu’il ne manque ni de sols agricoles fertiles, ni de ressources hydrauliques exploitables… »
Paradoxalement, si la dépendance alimentaire est flagrante, la Tunisie n’en est pas moins un pays exportateur de produits agricoles divers, comme l’huile d’olive (2ème exportateur mondial), les agrumes, les dattes et les légumes hors saison…
On est donc face à une situation de dépendance alimentaire structurelle. Et que les conditions « naturelles » (climats, nature des sols, manque de ressources agricoles, etc.) ne peuvent expliquer, ou alors très partiellement.
La crise alimentaire mondiale de 2007-2008 et la pandémie avait déjà révélé avec force la situation de dépendance et ses causes structurelles.
Alors, mise en perspective historique, loin d’être une crise conjoncturelle induite par des événements nationaux ou internationaux, la dépendance alimentaire tunisienne est la conséquence de choix politiques. Lesquels tendent à maintenir le secteur agricole dans une situation de dépendance à l’égard du marché agricole/système alimentaire mondial.
* : Alahyane Said, « La souveraineté alimentaire ou le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes », Politique étrangère, 2017/3 (Automne), p. 167-177.