Une crise en cache une autre. Nous n’avons pas encore sorti la tête de l’eau que nous sommes de nouveau submergés, ébranlés par le tsunami ukrainien. L’invasion russe, avec son funeste cortège de destructions massives, de représailles les plus dures et les plus dissuasives que le monde ait connues, est en train de redessiner la cartographie de la puissance mondiale. On ignore pour l’heure les lignes de partage du nouvel ordre mondial.
Ce que l’on sait, en revanche, c’est que cette tectonique des plaques apocalyptique va provoquer un coup d’arrêt de l’économie mondiale. A moins d’un cessez-le-feu immédiat, mais qui n’effacera pas de sitôt les stigmates de cette guerre d’un genre nouveau, aux enjeux géopolitiques et stratégiques.
L’Ukraine, aujourd’hui dévastée, et la Russie plus conquérante que jamais – sauf enlisement qui sonnerait le glas de l’empire – totalisent à elles seules plus du tiers des exportations de céréales dans le monde. Qui plus est, la Russie est le premier exportateur de gaz et de pétrole. Quand elle a la toux, le monde s’enfièvre et plonge dans la déprime.
A 140 dollars le baril et c’est déjà pour nous l’annonce d’un désastre financier et économique. On estime entre 5 et 6 milliards de dinars l’impact sur le budget de l’État, en mal de source de financement.
De quoi ajouter de la crise à la crise. Cette guerre est une nouvelle épine en chair tunisienne. Comme si la hausse du coût de la vie et l’état de pénurie qui sévissent dans le pays ne suffisaient pas à eux seuls à accabler ménages et entreprises, complètement désorientés. Les produits de première nécessité – et pas que cela – ont déserté le marché. Ce qui n’est pas d’un bon présage. Les prix des carburants n’arrêtent pas de grimper, au point de freiner mobilité et activité économique.
En toute logique, ils devront augmenter incessamment, avec pour effet immédiat la relance de l’inflation et la baisse de la production. Stagflation, nous y revoilà. Sans pour autant satisfaire à toutes les exigences du FMI qui soulèvent de vives contestations dans le pays.
« A 140 dollars le baril et c’est déjà pour nous l’annonce d’un désastre financier et économique. On estime entre 5 et 6 milliards de dinars l’impact sur le budget de l’État, en mal de source de financement »
Doit-on et peut-on déréguler en s’approchant davantage de la vérité des prix sans exposer le pays à d’autres formes de vérités hautement inflammables ?
Le risque est réel de voir le gouvernement contraint, sous l’onde de choc de la guerre russo-ukrainienne, d’augmenter plus qu’il n’était prévu le prix du pain, de la semoule, des huiles végétales, des carburants, au moment où il s’engage à geler la masse salariale de la Fonction publique pour trouver grâce aux yeux du gardien du temple de l’orthodoxie libérale.
Si cela venait à se produire, cela ferait l’effet d’une véritable déclaration de guerre qui retentirait aux quatre coins du pays. Elle provoquerait un embrasement général. Et l’arrêt de la croissance, si ce n’est un nouveau plongeon, pas si différent de celui que nous avons subi en 2020.
Une chose est sûre : toutes nos prévisions de croissance seront revues à la baisse et nos déficits à la hausse. Il n’y a pourtant aucune fatalité à ce que le pays sombre dans la déprime à chacun de ces chocs à répétition, qui mettent à mal l’économie et la cohésion sociale. Dans beaucoup de cas, prévisibles ou non, il était possible d’amortir les secousses, aussi violentes soient-elles.
L’ennui est que l’État ne s’est jamais préparé pour ce genre de situation de crise. Les gouvernements qui se sont succédé n’ont jamais été prévenants. Ils ont constamment péché par manque d’anticipation, notamment en matière de sécurité alimentaire et énergétique. Ces deux secteurs éminemment stratégiques sont laissés en jachère, en dépit des alertes et des mises en garde des experts. Nos déficits en céréales, gaz et pétrole ont pour origine le déficit d’État. Un État sans autorité ni vision, incapable de concevoir et de mettre en œuvre des politiques agricole et énergétique qui rehausseraient le niveau de production et de satisfaction nationales.
« Il n’y a pourtant aucune fatalité à ce que le pays sombre dans la déprime à chacun de ces chocs à répétition, qui mettent à mal l’économie et la cohésion sociale »
L’amateurisme, l’incompétence et l’opportunisme politique des dirigeants les ont condamnés à l’immobilisme et à des fuites en avant en laissant, à chaque fois, empirer le mal. Ils n’ont rien entrepris qui puisse redresser l’agriculture et exploiter tout notre potentiel productif que nous avons délibérément sacrifiés.
On pouvait produire des céréales à des conditions compétitives, moyennant des techniques appropriées d’assolement et de politique de subvention, si les transferts allaient aux agriculteurs locaux plutôt qu’aux céréaliers étrangers.
Autre registre, autre débâcle : la loi scélérate sur l’attribution des permis d’exploitation pétrolière votée par le Parlement postrévolution a gelé pendant une décennie prospection, découverte et production additionnelle de gaz et de pétrole.
Les grèves, les sit-in et les contestations sociales ont fait le reste. On produit aujourd’hui moins du tiers de ce qu’on produisait en 2010, avec pourtant l’appoint du nouveau champ de Nawara, qui a pris plus de 10 ans de retard. Moins de pétrole et pas de trace d’énergie renouvelable dans un pays qui s’y prête à merveille, de par son climat et sa proximité de l’Europe, le plus grand bassin de consommation au monde.
« L’amateurisme, l’incompétence et l’opportunisme politique des dirigeants les ont condamnés à l’immobilisme et à des fuites en avant en laissant, à chaque fois, empirer le mal »
Quelques rares tentatives ont réussi à s’extraire du maquis des réglementations publiques pour voir enfin s’ériger le premier site de production à base d’énergie solaire, qui est en train de se désagréger sous le soleil. Celui-ci ne serait pas du goût du syndicat ouvrier de la Steg, qui ne semble pas s’alarmer d’une telle situation.
L’État sans vision d’avenir, sans projet ni programme futuristes a failli. Il n’a pas su ni voulu assumer ses propres responsabilités en jouant le rôle qui doit être le sien. Il se devait d’assurer une plus large protection des Tunisiens d’aujourd’hui et de demain et de conduire les nécessaires transitions économique, agricole, environnementale, énergétique et numérique.
La faillite se lit dans l’étendue du déficit de notre balance commerciale. Elle serait excédentaire, hors énergie et céréales. Comme aux jours heureux où l’on célébrait jadis dans la ferveur générale le 20 mars 1956. Qu’avons-nous fait de notre indépendance nationale ?