Jusqu’au XVIIIe siècle, le mot spéculation avait deux usages: l’un militaire et l’autre philosophique. Dans l’armée romaine, les « speculatores » constituaient un petit nombre d’hommes attachés à chaque légion romaine qui avaient pour fonction de servir de messagers, d’éclaireurs ou d’espions; de se procurer des renseignements sur le nombre et le mouvement de l’ennemi. Le mot est passé ensuite au français en s’inspirant de son sens originaire: voir loin en avant, distinguer dans les profondeurs. D’où son usage philosophique pour désigner celui qui se livre à des démarches intellectuelles invérifiables, s’adonne à la contemplation et aux recherches théoriques difficiles. Jusque-là, il n’y a aucune connotation péjorative dans l’usage commun. Dans son acception financière, spéculation désignera plus tard la personne qui fait des opérations commerciales ou boursières pour tirer profit des variations du marché. Ce qui favorise les prix d’équilibre et les transferts des risques. Jusque-là tout va bien. Le spéculateur est donc, comme son nom l’indique, quelqu’un qui a les yeux bien ouverts et qui est très attentif aux opportunités économiques. C’est essentiellement un homme de prévision, un anticipateur et un visionnaire.
Il ne fallut pas longtemps pour que, une fois transposé dans ce nouvel usage, le mot spéculateur ne devienne dans la conscience populaire, synonyme de profiteur, de celui qui tire d’une situation donnée un avantage peu scrupuleux. C’est alors de vil calculateur, d’accapareur, d’escroc et d’usurier dont il est question. Bref, un personnage qu’on tient universellement pour douteux.
Dès lors, le blâme moral qui pèse sur les spéculateurs se fonde sur le même principe que celui qui s’attachait jadis à ceux qui s’adonnaient au prêt à intérêt. A savoir des sangsues qui s’enrichissent sur le dos des pauvres, des ennemis du bien public qui menaçaient la paix civile.
Limiter les positions dominantes
Bien qu’il n’y ait pas d’identité de signification entre usure et spéculation (car ces deux comportements sont économiquement différents), il y a manifestement une médiation qui permet de rapprocher les deux. Ainsi, spéculateur et usurier gagnent de l’argent sans apparemment travailler, sans être directement des agents de la production. Le temps travaille pour eux.
Mais gagner de l’argent en achetant, (ou en vendant)des marchandises, avec l’intention de les revendre, (ou de les racheter) à une date ultérieure, en bénéficiant d’une évolution favorable du prix de ces marchandises, n’est-ce pas là l’essence même du commerce et la vocation de celui qui le pratique? Acheter à vil prix et revendre plus cher.
D’ailleurs, nul ne condamne tout net le commerce entreprenant. Et ce, pour autant que le profit restât raisonnable et que le marchand ne fût pas animé par le seul esprit de lucre. Toutes époques confondues, le souci des détenteurs de l’autorité, qu’elle soit religieuse ou temporelle, venait de la crainte que les intérêts pécuniaires privés ne missent en danger les intérêts économiques. Leur effort visait en fait à limiter les positions dominantes.
Le système libéral, ou capitaliste, a souvent été tenu en suspicion, précisément parce qu’il repose sur la recherche du profit avec l’élimination complète de toute motivation altruiste. Reste que l’avantage non négligeable de l’économie de marché, c’est que c’est un système décentralisé, qui postule la libre initiative des acteurs économiques: consommateurs, épargnants, producteurs, investisseurs, etc. Laissant plus de liberté aux individus, il fait bon ménage avec la démocratie, même si les deux ne vont pas toujours ensemble.
C’est un système qui met en jeu des mécanismes autorégulateurs puissants, entre autres les mécanismes des prix.
Dans bien des cas, les économistes rencontrent des problèmes qui les dépassent, une épistémologie et une philosophie de l’homme en société notamment. En affirmant que « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner; mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts », Adam Smith présentait une définition de l’économie comme domaine des interactions entre les intérêts privés. Dans le travail de l’échange, le motif des actes économiques se réduit à l’avantage individuel, au profit.
Si la société se limite aux individus qui en constituent l’élément ultime, le fondement de toute recherche se situe dans la micro-économie. Un monde où chacun mesure différemment son intérêt.
Or, comment des intérêts particuliers peuvent-ils se rencontrer sans engendrer la guerre de chacun contre tous? Thomas Hobbes, auteur de la théorie du contrat social, propose l’apaisement par la fondation de l’État. Autrement dit, passer de la micro, à la macro-économie.
Cependant, contrairement à la sphère politique, dans laquelle le pouvoir intervient par l’artifice de la loi, l’économie, qui créée des objectifs communs et entretient l’harmonie civile, est le domaine d’un ordre naturel qui se régule spontanément. La régulation spontanée de ces finalités individuelles exprimée par l’analogie de La Main invisible d’Adam Smith, manifeste la sagesse de la nature, c’est-à-dire la permanence des lois. L’économie s’affranchie alors des visions religieuses et dévalorise radicalement les problèmes du juste prix et de l’usure.
En effet, les sociétés, à juste titre, avaient fini par admettre la légitimité du prêt bancaire, parce que se priver d’une consommation immédiate, et courir le risque de n’être pas remboursé, cela a un prix.
Si l’économiste libéral est parfois dogmatique dans son désir de convaincre, c’est plutôt un agnostique quant à la valeur attachée aux actes économiques. Pour lui, il est vain de contrarier l’état de nature et il ne se sent pas tenu de porter un jugement moral sur telle décision individuelle d’ordre économique. Tout au plus, en appréciera-t-il la rationalité.
L’économie de marché n’est donc pas dénuée de vertus, mais celles-ci ne sont pas d’ordre moral. Elles découlent davantage de la réalité des choses que de la volonté humaine. Ses grands avantages ne doivent toutefois pas dissimuler de réelles limitations qui plaident en faveur d’interventions correctrices ou complémentaires de la part des autorités publiques.
Le profit de l’entreprise, c’est ce qui mesure son efficacité
Au niveau micro-économique, une entreprise qui ne fait pas de profit est une entreprise malade, promise à l’endettement aujourd’hui et peut-être demain à la faillite. Et ce, au grand détriment de son personnel, de ses créanciers et de l’économie tout entière.
Inversement, l’entreprise qui fait des profits est une source d’abondance. Et ce, non seulement pour ses propriétaires; mais aussi pour ses salariés et pour la collectivité en général.
Ainsi, le profit de l’entreprise, c’est ce qui mesure son efficacité. C’est ce qui permet de juger de la capacité du chef d’entreprise à bien gérer son affaire, à orienter son activité conformément aux besoins de l’économie. Mais aussi à combiner habilement les facteurs de production, à mobiliser et à motiver son personnel. Le profit, c’est enfin le surplus de richesse indispensable à l’entreprise, pour se développer. Afin d’autofinancer une partie des investissements qui commandent son avenir.
En revanche, au niveau macro-économique, sans le profit il n’y a pas de création de richesse, pas de croissance et pas de développement.
Profits légitimes et profits mal acquis
Reste qu’à côté des profits légitimes, il y a des profits mal acquis, tirés d’activités condamnables. Obtenus en exploitant sans vergogne une position de monopole, en se livrant à des pratiques de concurrence déloyale. Ou encore en commettant des actes frauduleux: entente sur les marchés; corruption; fraude fiscale; escroquerie à l’assurance; etc.
Mais qu’il y ait une pathologie du profit, ne suffit évidemment pas à le condamner dans son principe. La logique du système implique la spéculation. On laisse alors à la Loi le soin de dire ce qui est moyen légitime de profit et ce qui ne l’est pas. Et d’assurer de ce fait, à travers le système fiscal, les péréquations nécessaires.