Dans cette interview accordée à L’Economiste Maghrébin, Sadok Belaid, juriste et professeur émérite revient sur les grandes lignes de ce projet qui se veut, contrairement à la Constitution de 2014, un texte allégé comportant seulement les principes et valeurs à faire prévaloir à l’avenir. Extraits.
L’Economiste Maghrébin : En votre qualité d’éminent universitaire et de grand commis de l’Etat, dix ans après, sous quel angle vous préférez évaluer ce qu’on a l’habitude de nommer la révolution du jasmin ?
Sadok Belaid : Je choisirai sans hésiter l’angle de la marginalisation des élites. Car l’un des paradoxes de la révolution a fait que d’un côté, la Tunisie dispose d’une élite intellectuelle, technique, économique… de premier ordre, et de l’autre, ceux qui ont accédé au pouvoir depuis 2011 n’ont pas eu la bonne inspiration de s’adresser à cette élite et de lui faire confiance.
Résultat : une hémorragie intenable de fuite des cerveaux. C’est frustrant de constater que là où je vais, dans des pays européens, arabes ou anglo-saxons, je rencontre des Tunisiens qui me disent : je suis un ancien de telle institution, ou de telle autre. Pour l’essentiel, j’ai remarqué deux choses :
Ces Tunisiens que j’ai rencontrés sont d’un niveau académique international et d’un niveau professionnel très élevé. Comme dit l’adage tunisien « Atina khirna el ghirna » (nous avons donné notre bien à autrui). Et c’est là un des points déplorables de la mentalité des Tunisiens en général, et des responsables tunisiens en particulier.
Je suis tenté de vous demander : où allons-nous ?
Et nous sommes condamnés à subir cet état de fait pendant longtemps. Pourquoi ? Parce que le problème politique a pris le dessus sur toutes les autres préoccupations : économiques, culturelles, sociales, stratégiques. Nous sommes restés avec ce boulet attaché à nos pieds, qui nous empêche d’avancer vers d’autres horizons.
Plus grave encore, cette mauvaise option (prédilection pour le politique) a été suivie d’une autre option. Le pire a succédé au mauvais, en quelque sorte. La situation est devenue dramatique et désespérée. Personne ne sait, aujourd’hui, où on doit mener notre barque. D’ailleurs, comment savoir où l’on va si l’on ne sait pas d’où l’on vient ?
D’après vous, l’UGTT, composante de la société civile, n’a pas fait assez pour critiquer le projet Saïed ?
Honnêtement, à mon avis, l’actuelle UGTT de Noureddine Taboubi me parait jouer un jeu très dangereux. Elle fait semblant d’être la seule force dans le secteur social. En réalité, elle est l’otage de ses propres fédérations. Pour utiliser une image, je dirais que c’est la queue qui remue le chien, et non l’inverse.
C’est inadmissible. D’un côté, la centrale syndicale réclame, en toute priorité, de négocier l’augmentation des salaires de la Fonction publique et de l’autre, elle est face aux économistes du pays et aux institutions financières internationales qui pensent que de telles revendications n’ont aucune chance d’aboutir avec le gouvernement en place, avec des caisses de l’Etat pratiquement vides. Celui-ci ne peut ni les satisfaire ni s’engager à le faire ultérieurement, comme cela s’est produit depuis dix ans.
Les gouvernements qui se sont succédé ont signé avec les syndicats des engagements qu’ils ne pouvaient pas tenir. Ils se sont engagés à acheter une paix sociale qui, en fait, n’en est pas une. C’est ce qu’on appelle la reddition du gouvernement devant l’UGTT. Honnêtement, nous sommes devant moult obstacles qui bloquent toute tentative de sortir le pays de la crise.