Les déclarations à répétition du gouvernement sur les approches, qualifiées de positives et de « franches », ce qui en langage diplomatique n’annonce rien de bon, dans les négociations qu’il mène avec le FMI, rassurent provisoirement sur le renchérissement inquiétant du prix de quelques denrées alimentaires, dites essentielles, subventionnées. En attendant, les accapareurs sans scrupules ni remords pour arracher aux infortunés leur dernière ressource, et les acheteurs immodérés dont la peur du manque excite les besoins immodérés, se liguent pour exacerber le climat de pénurie et nous donnent un avant-goût de ce qui nous attend inexorablement le jour où les ajustements entreront vraiment en vigueur.
Cependant, le marché ne se limite pas aux céréales, à l’huile de cuisson et aux hydrocarbures. Pour être crédible et pour modérer l’envolée des prix, enclenchant une spirale inflationniste avec une boucle « prix-salaire incontrôlable », il aurait fallu que le pouvoir agrandisse le panier. Et ce, en y incluant les centaines de produits alimentaires et non-alimentaires de grande consommation, car l’homme ne vit pas seulement de pain.
« Depuis des décennies, et c’est encore le cas, le principe d’anticipation quant aux mesures à prendre pour assurer le bon fonctionnement des marchés ne s’appliquait que pour cette période désormais cruciale du mois de Ramadan, avec l’œuf comme produit phare »
Sauf qu’une fois le mois du jeûne entamé, les gouvernements se mettent à égrener les appels pour que le consommateur fasse preuve de retenu, modère ses achats de nourriture, accorde plus d’attention à ses besoins et à ses choix.
C’est d’ailleurs l’unique mois de l’année où le mot de consommateur acquiert la légitimité d’un label politique. Le Tunisien devient alors le détenteur d’une dignité éminente, un personnage que l’on craint. Et en faveur duquel tout gouvernement doit agir pour défendre ses intérêts, faire valoir ses droits et lui éviter l’angoisse de la pénurie et de la cherté des vivres.
Consommation et pouvoir d’achat
Mais, malgré toutes les précautions prises et les problèmes de prévisions envisagées au niveau de la nation, et nonobstant la perte du pouvoir d’achat et la dégradation du niveau de vie, notre consommateur se révèle être un personnage complexe dont les décisions échappent aux seules règles de la comptabilité. Lesquelles sont construites en référence à une économie de marché; mais exigent qu’on fasse appel à des domaines bien plus vastes. Que l’on prenne ainsi en compte les dimensions psychologiques, physiologiques, ethnologiques et psychosociologiques. De même que les structures de la civilisation, les valeurs qui la marquent, les aspirations et les mentalités des hommes qui la vivent.
Car les techniques d’analyse de la capacité à consommer grâce au revenu disponible renoncent à expliquer le pouvoir d’achat. Les motifs habituels attachés à la dépense des ménages s’embrouillent et mutilent indéniablement la réalité. Il en résulte un malaise. Les notions fondamentales de besoins, de train et de style de vie, de motif d’achat deviennent aberrantes par rapport aux catégories et aux concepts de l’économiste.
Pour divers motifs, dans les siècles passés comme dans le monde contemporain, des hommes se privent volontairement du minimum vital nécessaire à leur survie: de nourriture, de boissons, de sommeil et même de paroles.
Le jeûne alimentaire répond à de nombreuses raisons
Les motifs de la privation de manger et de boire, il est question du jeûne alimentaire, sont divers et nombreux.
Il y eut d’abord la pratique de l’ascèse comme effort de renoncement qu’on s’impose et qui s’inscrit au plus profond de la démarche spirituelle, à travers l’abstention de prise de nourriture. Des religions ont ensuite inclus le jeûne dans leur système de pratiques et de croyances En imposant à leurs fidèles quelques jours ou quelques semaines d’abstinence, comme un acte surérogatoire et méritoire.
Une autre forme de privation, typiquement moderne cette fois, est la grève de la faim, individuelle ou collective. Elle survient en protestation contre une situation subie considérée comme injuste. Ainsi, on a su, à partir de pratiques anciennes de l’ascèse, transformer en une forme nouvelle d’action sur autrui ce qui était, depuis des siècles, réservé à une action sur soi destinée à perfectionner ou purifier le fidèle ou l’ascète, pour le rapprocher de l’absolu.
Comme moyen de pression, la grève de la faim démontre que pour celui qui ne s’alimente plus, la cause qu’il défend est plus importante que sa propre vie. Elle est donc aussi, d’une certaine manière, spirituelle. Dans les sociétés modernes, qui souffrent de la malbouffe et de l’obésité, se priver de manger constitue encore le moyen le plus efficace et le plus radical de se débarrasser des kilos superflus.
Enfin, il y a un jeûne qui n’est ni un jeûne religieux, ni un jeûne de retenue. Et non plus un jeûne de pénitence, encore moins un jeûne minceur. Mais qui peut constituer une étape dans une expérimentation sur soi, l’occasion de se montrer meilleur par la pensée.
Que le jeûne soit à vocation religieuse, mystique, thérapeutique, bienfaisante ou esthétique, la rupture par rapport à la normalité, sans boire ni manger, est propre à développer chez l’individu le moyen de restreindre ses désirs, de dominer ses passions ou de se rapprocher de Dieu.
En Islam, le mois de Ramadan, que le croyant est tenu de respecter, ne se limite pas seulement à l’arrêt de consommation de nourriture ou de boisson. Mais il doit être vécu comme un renoncement avant tout aux désirs corporels.
Par la privation, souvent sévère par temps de canicule ou de grand froid, il est recommandé de mettre son cœur et son corps à l’écoute de l’absolu et approfondir sa relation à Dieu. Plus que toute autre obligation, Ramadan est le mois du recueillement, du recul par rapport aux préoccupations du monde et de la solidarité envers les nécessiteux.
Cependant, il n’est pas sûr que tous les pratiquants actuels du jeûne soient conscients que l’approfondissement spirituel doit accompagner la privation de nourriture. Ce mois sacré se retrouve alors réduit au strict souci de manger et de ce qu’on va faire à manger. Ainsi, il se divise entre la répugnance au travail le jour et l’agitation stérile la nuit.
Alors que la privation est totale dès le lever du soleil, toute restriction alimentaire s’achève aussitôt le soleil couché et ceux qui croient perdre du poids pendant le Ramadan se trompent lourdement. Le montant consacré à la dépense alimentaire augmente plus que pendant toute autre période de l’année.
Une plus grande quantité d’aliments est ingurgitée pendant ce mois. D’ailleurs, les plats sont bien plus riches que de coutume, qu’ils soient salés ou sucrés. Selon un hadith « beaucoup de gens qui observent le Ramadan ne gagnent du jeûne rien de plus que la faim et la soif ». Car une simple observance n’est pas suffisante pour les vrais croyants.
Le Ramadan est devenu ainsi le mois de l’épreuve de la faim. Non pas celle physiologique destinée à ressentir ce qu’endurent les nécessiteux. Ni l’effroyable réalité chaque jour répétée que vivent des millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans les zones sinistrées. Mais celle des stands des hypermarchés devenus non-lieux d’un capitalisme de distribution totalement séparé de toute activité productrice. Lesquels sont pris d’assaut par ceux-là mêmes qui fulminent contre la hausse intolérable des prix.
C’est pour l’Etat, qui entend acheter la paix sociale au poids de la viande rouge et blanche, des œufs et du lait et certains produits importés pour l’occasion, le mois de la boulimie, de la goinfrerie, de l’appétit immodéré.
Des mets de la veille dont on évoque avec regret les saveurs et les mets du jour qu’on s’apprête à déguster. Le repas à peine achevé, repus, rendez-vous est pris devant la télévision. Dans la fervente attente du feuilleton quotidien, on se gave littéralement de quantités de produits que le matraquage publicitaire débite sans retenue. Ainsi en est-il des pâtes, margarine, yogourts, sodas et autres confiseries. La publicité, en médiatrice parfaite entre l’offre et la demande, profite alors au maximum de ce moment tactique, de cette opportunité conjoncturelle où on est exactement à l’endroit et au moment.
Croyants le jour, adeptes de la société de consommation le soir.
Nous voilà coincés entre un producteur fier de sa production et un média soucieux de ses recettes. Nous voilà tenus dans un rôle quasi végétatif de récepteurs passifs, sans capacité de choix, sans résistance, sans culture, sans réflexes ni motivations autres que le désir d’être manipulé, séduit, détourné de nos véritables préoccupations. Dignes représentants d’une catégorie de consommateurs qui relèvent désormais de deux univers considérés d’ordinaire comme distincts: celui de la science économique et celui de la pratique religieuse.
La faim est une sensation qui s’impose à nous tous. Elle habite notre corps de façon permanente, rythme notre quotidien et souligne efficacement notre précarité. Ceux qui anticipent avec bonheur ce qu’ils vont avaler au prochain repas, qui ont les yeux plus gros que leur estomac n’est capable de tenir, se priver ponctuellement de nourriture leur rappellera ce que c’est que de ne pouvoir compter sur rien. Ils exagèrent alors leur appétit et sont prêts à tout.
Car la faim est capable d’anéantir les valeurs spirituelles les plus élevées, nous priver de toute orientation éthique. Elle est une forme d’esclavage qui menace notre dignité humaine, sape l’édifice de notre caractère, nous rend vulnérables, efface nos grands discours et nos sentiments nobles.
L’ami dévoué, le citoyen honnête, le travailleur consciencieux, l’étudiant appliqué que nous croyions être redeviennent, à mesure que la pression des besoins physiques augmente et que nous « songeons à manger », des êtres lâches, hypocrites et méprisables.
La faim devient alors un signe précurseur de la fin du monde. Elle révèle en nous des créatures totalement soumises aux appétences et sur qui les engagements préalables et le sens du devoir n’ont plus aucune prise.
Avoir faim et l’assouvir représentent non seulement notre asservissement aux lois de la nécessité; mais s’avèrent aussi la source d’une libération spirituelle. Le manger plus que le jeûne nous affranchit.