A Bruxelles, trois Sommets, ceux du G7, de l’Otan et de l’Union européenne se sont tenus d’affilée le 24 mars 2022 pour traiter de l’actualité du conflit en Ukraine et des dispositions à prendre pour en contenir les effets négatifs qui peuvent être dévastateurs.
Ce que la Covid-19 n’avait pas réussi à faire – mettre à bas l’économie européenne – la guerre en Ukraine va-t-elle y parvenir ? La pénurie de composants électroniques, de matières premières, la cherté de l’énergie enrayent l’activité industrielle et font peser sur les entreprises des charges insupportables. L’inflation ne faiblit pas, voire augmente et les propos lénifiants de la Banque centrale européenne et de certains économistes sont de moins en moins audibles.
Le raisonnement selon lequel nous ne serions pas en situation inflationniste, car il n’y a pas d’augmentation généralisée des prix mais des hausses concentrées sur l’énergie et les matières premières, notamment agricoles, s’éloigne de plus en plus de la réalité. Les augmentations de prix se diffusent dans l’appareil productif et à la consommation.
L’inflation des coûts se généralise. Pour l’heure, la modération salariale demeure une ligne de défense, mais elle est fragile et entraine des mesures collatérales de compensation qui ont un coût budgétaire de plus en plus lourd, même s’il est reporté à des jours plus tranquilles. La fin de la mondialisation heureuse est actée, tandis que l’Europe semble connaître une nouvelle naissance, « Born again », avec l’odeur de la poudre qui avait justifié sa naissance après deux conflits fratricides.
Une fois reposée la poussière de l’épisode dramatique que nous vivons, que restera-t-il de ces bouleversements ? Un retour à une certaine normale ou un monde différent ? Trop tôt bien sûr pour être affirmatif sur les conséquences, mais suffisamment pour en identifier les ferments des changements à venir.
L’écologie en retrait
L’Europe est le continent au monde où l’écologie est la problématique la plus centrale. La Chine et l’Inde veillent à leur croissance économique. Les États-Unis sont entravés dans leur « Build Back Better » par leurs blocages politiques et une inflation qu’il faut ramener dans la bouteille. En Europe, dans l’urgence, le combat contre les dérèglements climatiques perd du terrain. Les énergies fossiles sont mises à contribution et les opposants au nucléaire, comme les Belges, prolongent la durée de vie de leurs centrales électronucléaires, ce que ne font pas les Allemands qui recourent au charbon et au lignite, pourtant bien plus polluants.
Le programme européen de la ferme à la fourchette qui vise à décarboner l’agriculture par la réduction de l’usage des engrais et pesticides, des superficies cultivées, et qui faisait déjà l’objet de critiques car elle dégradait la sécurité alimentaire mondiale en amenuisant la production alimentaire, est revu.
Les terres mises administrativement en jachère pourront être cultivées, tandis que des textes restrictifs relatifs aux pesticides et aux engrais ont été repoussés. Face à la montée des prix et au risque de pénurie physique, la course aux approvisionnements énergétiques est engagée. Pour éviter la concurrence intra- européenne, il a été pris la décision d’achats groupés de gaz. Mais, la nervosité est grande chez ceux qui sont fortement dépendants du gaz et pétrole russes. Des blocages de prix ou des aides sont décidés, pesant un peu plus sur le budget de l’État et la monnaie.
Quel avenir économique ?
Le prix de l’énergie flambe, le marché européen unique de l’électricité fait grimper les prix en alignant le prix de vente en gros du kWh sur le kWh marginal, le plus cher, devenu celui du gaz. La logique économique de la Commission est contestée par ceux qui veulent bloquer le prix de l’électricité ou par des pays, comme la France, dont l’électricité provient à 70% de l’électronucléaire et qui pourtant la paye au prix du gaz. La Commission a été mandatée pour revoir le mécanisme. Certains États-membres toutefois ne sont pas prêts à le remettre en cause pour des raisons écologiques ou économiques.
L’optimisme, plus ou moins de commande, quant à l’impact sur la croissance mondiale du triple choc, celui de la pandémie qui n’est pas encore stoppée (notamment en Asie), de la guerre en Ukraine (dont on discerne mal l’issue mais qui pourrait être une guerre d’usure) et des changements climatiques (moins prioritaires mais toujours en arrière-plan), est mis à mal. Dans ses perspectives économiques d’avril, le FMI fera connaître ses prévisions pour l’année en cours et 2023 mais, d’ores et déjà, la couleur est annoncée, même si c’est en demi-teinte : baisse de la croissance mondiale (entre -0,5 et -1%, soit autour de 3,5%), poursuite de l’inflation et dégradation de la situation financière et alimentaire, notamment dans les pays du sud. D’autres projections sont plus négatives et le deviennent davantage au fur et à mesure que les perturbations durent.
« La logique économique de la Commission est contestée par ceux qui veulent bloquer le prix de l’électricité ou par des pays, comme la France… »
Les propos tenus le 21 mars par le président de la FED, Jérôme Powell, sur de possibles mesures « agressives » pour assurer la stabilité des prix ont amené des hausses de taux américains. 2,4% et 3% sont évoqués comme des taux probables que décideraient la FED dans les mois à venir (0,5% actuellement), tandis que le très écouté ancien secrétaire au Trésor, Lawrence Summers, parle de le porter à 5% pour stopper l’inflation.
De ce côté de l’Atlantique, la discrétion est de mise, mais les taux européens emboitent le pas avec des hausses sensibles. Les taux sont redevenus positifs en Allemagne (0,5%), en France (1%). Bien sûr, les effets de hausse de taux sur le service de la dette ne sont pas immédiats, mais les volumes d’endettement maintenant colossaux (148,4% du PIB pour la France) font que tout dixième de point pèse lourd. La maturité moyenne de la dette française est de huit ans et demi, ce qui laisse du temps au temps, mais la France continue à augmenter son endettement. Tout refinancement de la dette et toute dette additionnelle s’effectuent aux nouveaux taux.
Valeur refuge et mieux rémunéré, le dollar suit aussi la hausse et renchérit les importations de produits libellés en dollar, comme le pétrole, frappés par ailleurs par la hausse des cours. Les hostilités en Europe, l’entre-guerre et paix que nous vivons actuellement, sont certainement appelés à durer, pérennisant les conséquences économiques de la guerre et facilitant les métastases.
Où sont passés les dividendes de la paix d’antan ?
Que semble loin 1990, avec l’effondrement du bloc soviétique, le Conseil de Sécurité des Nations Unies, qui retrouvait son rôle avec la fin du veto paralysant de Moscou et Francis Fukuyama qui annonçait la fin de l’histoire, grâce à la victoire de la démocratie et du marché !
Les dépenses militaires pouvaient être réduites et l’argent ainsi dégagé aller au mieux-être de l’humanité. Les agressions extérieures, comme l’attaque de l’Irak contre le Koweït, étaient durement sanctionnées et le principe d’ingérence trouvait ses lettres de noblesse. Les États-Unis s’imposaient comme l’hyperpuissance.
La Russie cessait d’être un problème, d’autant que l’on veillait à ce que les ongles de la puissance ne repoussent. La Chine de Deng Xiaoping s’éveillait, mais de façon discrète et humble, soucieuse d’entrer dans l’ère de la mondialisation heureuse grâce au commerce et à l’investissement. Les armées classiques en Europe fondaient comme beurre au soleil pour en récupérer l’argent. La conscription était supprimée en France par Jacques Chirac en 1996. En vingt ans, l’armée de terre française était réduite des deux tiers.
La montée des périls a amené les Américains à demander à ses alliés de l’Otan un effort supplémentaire, effort qu’ils rechignaient à fournir, à commencer par l’Allemagne, toute attachée à son effort industriel, à son mercantilisme, à ses équilibres budgétaires et au pacifisme qui la travaille.
La nouvelle naissance de l’Europe ?
L’Union européenne est née des guerres intestines qui ont marqué le XXe siècle. Après l’exhortation morale du « plus jamais ça » de la Première Guerre mondiale qui n’empêchait pas une conflagration encore plus meurtrière, il fallait un dispositif plus efficace et durable. Le Marché Commun et l’Union sans cesse plus étroite par des avancées concrètes étaient mis en place. Au fil des décennies, l’Europe s’est bâtie, mais sans se départir de la force de rappel des histoires et des intérêts nationaux.
On ne défait pas mille ans et plus d’histoire par un paraphe en bas d’un traité. L’Europe de 2022 n’est plus celle de 1958. La Russie est toujours là, mais elle risque fort de connaitre une sortie tragique de l’histoire avec le conflit de l’Ukraine. Coupée de l’Europe, poussée dans les bras de Pékin, affaiblie physiquement et moralement, tenaillée par le nationalisme, elle va traverser une nouvelle période de grandes difficultés.
La Chine est en surplomb et continue à attendre son heure. Celle où sa puissance économique – et militaire – s’imposera dans les esprits, et à la manière de Sun Tzu, lui permettra de l’emporter en frappant l’autre d’un sentiment d’impuissance.
Les difficultés ne lui sont pas épargnées et des points d’interrogation apparaissent à quelques mois d’un Congrès de Parti décisif pour la suite de la Chine.
Et si, finalement, rien ne changeait
L’Europe va-t-elle tenir la promesse des bourgeons de l’autonomie, de la souveraineté maintenant revendiquées ? Les interrogations sont légitimes. Certes, c’est dans la crise que l’Europe se forge, mais ce qui différencie les États européens est toujours aussi prégnant. Les préférences sociétales collectives ne sont pas les mêmes.
Le parapluie américain apparaît bien plus sûr que le britannique ou le français. L’expérience ukrainienne et la peur de la Chine alimentent la nécessité d’une proximité réconfortante avec Washington.
L’Amérique s’aperçoit que le vieux continent reste une zone d’où l’on ne peut se retirer. Les achats d’équipements militaires américains – comme viennent de s’empresser de le faire les Allemands, après les Italiens, les Finlandais et autres, en achetant des F35 et en compromettant ainsi l’avion du futur européen – ne peuvent qu’entretenir les liens économiques et la dépendance européenne vis-à-vis de Washington.
La Chine demeure le seul rival de la toute puissante Amérique et Washington ne peut admettre un déclassement, tandis que Pékin ne peut qu’aspirer à être au premier rang des puissances. Les États-Unis restent unis intérieurement par la rivalité avec la Chine, ce qui limite les manoeuvres diplomatiques d’apaisement.
« L’Europe va-t-elle tenir la promesse des bourgeons de l’autonomie, de la souveraineté maintenant revendiquées ? »
La politique du pivot vers l’Asie ne va pas disparaître, car il s’agit de préserver la prééminence des États-Unis que seule la Chine peut ébranler. Elle passe par le maintien de positions fortes en Asie. Finalement, avant comme après l’Ukraine, et pour les années à venir, le monde continuera à être structuré autour de la rivalité entre Washington et Pékin. La question est de savoir quelles formes cette rivalité prendra et si la guerre restera froide ou s’échauffera.
L’isolement qui frappe l’Occident est aussi un fait notable, car cette rivalité sino-américaine n’est pas l’affaire de tous et l’Ukraine n’est pas un sujet d’indignation de même intensité pour des pays qui y voient deux poids, deux mesures, selon que l’on est européen, arabe ou asiatique.