Face à l’urgence et à la gravité de la crise économique, et afin de maîtriser la pénurie des vivres et les hausses immodérées du coût des produits de consommation courante, chef d’État et ministres du gouvernement, pour calmer la colère du peuple, ont découvert que le merveilleux mécanisme de la liberté de marché qui, par le miracle du mouvement des prix transforme le chaos en ordre, la démesure en modération et la multitude des intérêts particuliers en intérêt général, n’est plus en mesure d’assurer le bien-être de tous.
Ils décident alors, par des démarches intempestives, des déclarations à l’emporte-pièce voire par des décrets-lois, le tout jamais suivi d’effet, de passer outre les principes théoriques de ce bon régulateur de l’activité économique, de ce juste distributeur des gains qu’il engendre, devenu une source d’inégalités sociales sans cesse renouvelées, où le fort tire profit du faible, où l’avidité tient lieu de morale et de ressort.
Faute de remplacer le marché, on se contente de mieux l’encadrer par de sages restrictions qui ne sauraient être considérées comme une gêne mais uniquement comme la faculté de faire ce qui est à l’avantage de la société : tarifier certaines denrées, interdire à l’exportation certaines autres, sans parler d’autres propositions fourrées d’idées saugrenues, notamment celle ayant trait à l’optimisation de l’usage de la voiture particulière.
Autant d’appels à une véritable révolution culturelle, celle qui consacre une vie axée sur l’efficience, la frugalité et la sobriété. Dès lors, pour survivre, il nous incombe de consommer au fur et à mesure de nos besoins, et au moment où la nécessité se déclare.
« Faute de remplacer le marché, on se contente de mieux l’encadrer par de sages restrictions qui ne sauraient être considérées comme une gêne mais uniquement comme la faculté de faire ce qui est à l’avantage de la société ».
Nonobstant la singularité de ces décisions, l’exécutif est ici parfaitement à l’aise. Omnipotent, il n’a plus de compte à rendre à personne. Il n’est plus soumis au pouvoir législatif car débarrassé d’une Assemblée parlementaire violente et injurieuse, formée de représentants généralement dépourvus de toute morale politique et faisant preuve d’une compétence politique nulle ou limitée.
Dès lors, le président de la République ne s’estime plus tenu de consulter les partis en totale déroute et dont il ne reconnaît pas l’utilité, ni les pouvoirs intermédiaires censés orienter, de quelque mode que ce soit, les choix du gouvernement.
Quant à la communication, presse et médias, bien que parfaitement libres, ils n’agissent pas comme le contre poids indispensable à l’action des hommes politiques qui pourraient puiser dans les réactions de l’opinion publique les éléments nécessaires à leur réflexion.
Cependant, pour une fois que les dirigeants se proposent d’aborder de front des problèmes devenus insurmontables en suggérant des procédés nouveaux, hâtons-nous de saluer leur hardiesse, même si elle a peu de chance de trouver la moindre ébauche de réalisation.
En attendant que Kaîs Saied fasse des « sociétés communautaires » et du crédit gratuit la base de la future organisation sociale et économique du pays, les règlent du jeu demeurent inchangées, l’économie libérale règne en maître absolu et la régulation se fait toujours par le biais du marché, lequel doit répondre à certaines conditions de concurrence pure et parfaite. Correctement remplies, ces conditions permettront de dégager les meilleurs prix possibles en instaurant une réelle concurrence sur le marché.
Pour la Tunisie, bien des facteurs se conjuguent pour expliquer l’envolée des prix. En premier lieu la production de certaines denrées, demeurée relativement inférieure face à une forte croissance de la demande, et des consommateurs qui doivent consacrer à leur alimentation une part encore plus importante de leurs revenus qui sont de plus en plus restreints.
En effet, si un marchand ne vendra jamais à perte, tout consommateur, s’il a le pouvoir de choisir, devra cependant disposer de ressources nécessaires pour acheter ce qui lui est nécessaire et disponible sur le marché.
Or, le grand problème aujourd’hui est moins dans la hausse des prix que dans la diminution du pouvoir d’achat. De plus, le marché est aujourd’hui complètement éclaté. Les vendeurs à la sauvette des fruits et légumesse sont multipliés dans les villes, s’installent avec leurs camionnettes sur des emplacements non autorisés pour vendre à des prix plus élevés des denrées de moindre qualité, ce qui représente une concurrence déloyale pour les autres commerçants, une arnaque aux acheteurs et une perte sèche pour le Trésor public.
Pourtant, le gouvernement dispose bien, en théorie, des structures nécessaires pour une telle mission : police, agents de la garde nationale et autres agents du ministère du Commerce chargés de veiller à une meilleure régulation du marché par le contrôle et la répression!
Mais, pour un État qui fonctionne dans l’improvisation permanente, qui se retrouve le dos au mur en raison de la persistance de la cherté de la vie, et qui a épuisé tous les efforts visant à juguler l’inflation, l’idée de tarifier certains produits et suspendre leur exportation ne manque pas de fantasme.
Faire pression vers le bas sur les prix sans contrôler pour autant les filières de production et de distribution et les intermédiations qui confèrent un pouvoir de monopole lié à la structure de l’échange, est une PURE ILLUSION car il est en réalité dans la nature intrinsèque du prix de varier.
Lutter contre la hausse des prix revient essentiellement à concevoir une politique économique et sociale capable de mettre le pays à l’abri des violents soubresauts qui le secouent. Or, cela implique nécessairement une nouvelle approche économique et sociale et un gouvernement qui ne fourre pas dans la tête des gens une provision d’idées aussi fausses, saugrenues et désespérées.
Le FMI et la BM et leurs discours sur l’ajustement, auxquels nous sommes censés adhérer pour nous en sortir, nous rappellent que les bonnes politiques sont payantes. Mais qu’est-ce qu’une bonne politique ? Des taux de change compétitifs et réalistes, des déficits budgétaires nuls ou bas, le plus de libre-échange et le moins de protectionnisme, le gel sinon la baisse des salaires, la privatisation des entreprises publiques et des marchés, toujours des marchés ? De telles améliorations de la structure macro-économique sont jugées utiles voire nécessaires. Elles effacent les distorsions et les obstacles majeurs. Mais elles ne sont pas, bien évidemment, choses faciles.
Car comment réduire les déficits budgétaires quand presque 800.000 agents sont employés par l’État de façon non productive en engloutissant près de 43% du budget de l’État et que la stabilité politique est liée à l’inefficacité, lorsque la volonté qui consiste à réformer structures et institutions fait défaut, lorsque les initiatives locales et l’esprit d’entreprise sont absents du discours des hommes politiques ? Quand l’évasion fiscale, les délits financiers, la fuite de capitaux, le marché noir de devises perdurent ? Quand une inflation trop élevée et prolongée entraînant une augmentation des coûts de transactions avec des conséquences néfastes sur l’économie ? Quand persistent les privilèges sociaux et les écarts de revenus et quand la dette est devenue telle qu’il faut continuer à emprunter ne serait-ce que pour payer les intérêts de nouvelles dettes pour couvrir les anciennes ?
Autant de contradictions qui, lorsqu’elles sont associées au mécontentement social, inspirent les solutions antidémocratiques d’un caudillo. Bien que populistes, elles s’avèrent terribles lorsqu’elles durent et destructrices quand elles sont fragiles.
Dans cette affreuse mixture, se mélangent le manque de rigueur financière, la mauvaise gestion, la corruption et l’endettement sans limite qui ne peut durer indéfiniment. Tôt ou tard, l’un des maillons se détachera sous les pressions de l’usure. (Pavé) Les bilans seront en plus grand déséquilibre, les prêteurs se feront de plus insistants, les banques privées se montreront de plus en plus méfiantes et le pays sera déclaré en défaut de paiement !
« Dans cette affreuse mixture, se mélangent le manque de rigueur financière, la mauvaise gestion, la corruption et l’endettement sans limite qui ne peut durer indéfiniment. Tôt ou tard, l’un des maillons se détachera sous les pressions de l’usure »
Dans un ordre social jusque-là immuable, les pauvres tout à la fois infériorisés et intégrés, iront désormais partager leur communauté de destin avec les représentants d’une classe moyenne appauvrie, remettant ainsi en question les principes fondateurs et régulateurs de la cohésion sociale. Les nécessiteux accuseront les dirigeants de l’État d’être un ramassis de brigands incompétents lesquels, à leur tour, accuseront les pays riches de les avoir laissé tomber.
Les deux s’estiment victimes. Les uns le sont par l’injustice d’un ordre mondial qui refuse de continuer à prendre le pays en charge, les autres se retournent contre une société incapable de leur offrir des opportunités pour se réformer.
Que faire alors ? L’histoire nous enseigne que les remèdes les plus sûrs contre la pauvreté viennent de l’intérieur. L’assistance étrangère et le jeu libre du marché ne suffisent plus. L’aide internationale, accordée à des fins d’investissement est détournée de ses objectifs et ne garantit pas une meilleure répartition des revenus.
En assurant la paix sociale, elle sert souvent les régimes pour se maintenir au pouvoir. Quant au libre marché, il engendre nécessairement dans un pays de rareté des phénomènes de corruption, d’accumulation de richesses, de contrebande et accentue les privilèges liés au pouvoir économique et politique. C’est ainsi que la mise en œuvre de politiques d’ajustement finit toujours par se faire contre le développement. Elle décourage l’effort et cultive un sentiment paralysant d’incapacité.
« L’histoire nous enseigne que les remèdes les plus sûrs contre la pauvreté viennent de l’intérieur. L’assistance étrangère et le jeu libre du marché ne suffisent plus. L’aide internationale, accordée à des fins d’investissement est détournée de ses objectifs et ne garantit pas une meilleure répartition des revenus »
Certains proposent dans ces cas-là plus d’ardeur dans le travail, plus d’économie dans la consommation, plus d’honnêteté, plus de patience et de ténacité et surtout un esprit de sacrifice élargi surtout aux riches. Mais nous quittons là le paradigme de la science économique pour celui de l’anthropologie économique, nous substituons à la science de l’échange marchand celle qui traite des moyens par lesquels les sociétés humaines produisent et répartissent les biens nécessaires à leur vie matérielle et culturelle, les modes d’organisation de la production et de la consommation, les pratiques d’organisation et de gestion des entreprises, les modèles d’organisation économique, sociale et politique.
C’est ce champ qui recèle les clés de la stabilité sociale, du bien-être et de la croissance de long terme ; celui qui distingue les pays connaissant ou ayant connu une croissance élevée et durable de leur activité économique, des autres pays dits en développement.
Mais c’est là aussi où le bât blesse. Car par institution, il faut entendre les règles du jeu social qui relient l’ensemble des acteurs sociaux, modèlent les comportements et les anticipations et favorisent la création des richesses.
Sur ce point nodal, on n’a pas cessé de faire appel, en vain, à la probité et à l’exemplarité des leaders politiques, au patriotisme des partenaires sociaux, au civisme des citoyens et à l’identité laïque et solidaire : autant de vertus sans lesquelles on n’arrivera pas à reconstituer un tissu social disloqué qui passe par une prise de conscience civique chez les individus, grâce à une éducation éthique et juridique appropriée. Or de ce côté, le chemin est long et la pente plus raide.
En attendant, et face à l’urgence et à la gravité de la crise d’approvisionnement et pour lutter contre le comportement erratique manifeste dans le mouvement des prix et ses effets délétères sur le pouvoir d’achat, et surtout parce qu’il n’a rien d’autre à proposer, Kaïs Saied appelle à une véritable révolution des esprits formulée dans les propositions éthiques axées sur la frugalité et la sobriété, deux vertus essentielles, pour contrer un vice majeur, la démesure.
C’est la vertu de la modération, du bien user sans abuser, qui concerne d’abord les nourritures, les boissons, les sources d’énergie et leur rapport direct à la santé et au pouvoir d’achat.
Les pauvres seraient-ils devenus ivres de la consommation, malades d’une frustration qui les empêche d’accéder aux biens matériels ? Qu’à cela ne tienne ! À la pauvreté subie, on leur rajoutera l’austérité imposée avec une insistance sur la simplicité et la frugalité. Celle-ci, une fois devenue le principe d’organisation économique et sociale, les pauvres se retrouveront certes, encore matériellement plus pauvres, mais elle mettra de l’ordre dans leur sensibilité et leur affectivité, apportera mesure et équilibre dans leur usage permettant le développement d’une relation non possessive aux biens, les rendra plus libres et surtout plus disponibles pour la vie intérieure et pour des liens plus harmonieux… surtout que ça ne mange pas de pain !