A l’heure où les salaires pour le mois d’avril ne sont pas garantis, selon l’économiste Ezzedine Saidane, où la Tunisie frappe au portes du FMI pour quémander de quoi combler le trou budgétaire; et où nos citoyens peinent à remplir le couffin de Ramadan, les autorités n’ont pas d’autres préoccupations que de faire la chasse aux non-jeûneurs. Anachronique.
Alors que nous approchons de la fin du mois de Ramadan et que la majorité des cafés et restaurants baissent les rideaux non par conviction, mais de peur des représailles. Alors que d’autres établissements, par fausse pudeur mêlée à un brin d’hypocrisie, couvrent leurs vitrines avec du vulgaire papier-journal pour protéger les « fattaras ». Une énième affaire vient de remettre en question le principe sacro-saint de la civilité de l’Etat, des libertés individuelles. Notamment de la liberté de conscience et de la liberté de culte gravées dans le marbre de notre Constitution.
Pourtant, n’est-il pas écrit noir sur blanc que la Constitution stipule dans son article 2, que « La Tunisie est un État civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit ? »
Une Constitution bafouée dans sa quintessence. Puisque pour les autorités de notre pays n’ont apparemment pas d’autres priorités ni de chats à fouetter, que la chasse aux non-jeûneurs, devenue un sport national.
Non-lieu salvateur
C’est dans ce contexte qu’intervient l’affaire des quatre non-jeûneurs, dont un propriétaire d’un café à la Manouba. Lesquels ont été interpellés pour un loufoque « outrage public à la pudeur ». Ainsi, la porte-parole du Tribunal de première instance de la Manouba, a fait savoir, hier jeudi 21 avril 2022, que le juge cantonal à la Manouba a prononcé un non-lieu en faveur de ces quatre citoyens. Tout est bien qui finit bien, mais le débat sur cette affaire est relancé.
Retour en arrière. Quatre citoyens, le propriétaire d’un café et son employé et deux clients d’un café à la Manouba, avaient été arrêtés, jeudi dernier, après que des citoyens ont alerté la police. Par la suite, ils ont été interpellés pour deux raisons: outrage public à la pudeur pour les deux « fattaras »; et infractions aux règlements municipaux pour les deux cafetiers. Sous prétexte que l’établissement ayant ouvert ses portes pendant les heures de jeûne, sans autorisation préalable.
Outrage à la pudeur, dites-vous ?
Or la première accusation pose un problème juridique. Car, l’article 226 du Code pénal stipule: « Est puni de six mois d’emprisonnement et de quarante-huit dinars d’amende quiconque se sera, sciemment, rendu coupable d’outrage public à la pudeur ».
Faut-il comprendre que le fait de manger et boire publiquement pendant le Ramadan représente un outrage à la pudeur et assimilé, par une interprétation erronée et sans fondement juridique, à un acte d’exhibitionnisme, comme se mettre à nu sur la voie publique? Risible. Heureusement que le juge cantonal à Manouba n’est pas tombé dans ce piège ridicule.
Indignations
D’ailleurs, le député d’Attayar, Hichem Ajbouni, a été le premier homme politique à réagir. Dans un statut sur sa page FB, il a exprimé son indignation qualifiant l’affaire de « scandale à tous les niveaux ». Et rappelant que cela était « en totale contradiction avec les dispositions de la Constitution de 2014 ».
« Il paraît que le juge d’instruction qui a ordonné l’arrestation n’a pas consulté la Constitution que Kaïs Saïed a mangée depuis le 22 septembre 2021 ! » Ainsi s’est-il écrié, ironique.
Même son de cloche de la part de la société civile. Ainsi, des associations et organisations nationales ont appelé les autorités à cesser de poursuivre, de harceler et d’arrêter les non-jeûneurs. Lesquels « ne représentent aucune menace pour la paix publique ».
Une circulaire scélérate de 40 ans
Pour leur part, les membres de la campagne de sensibilisation à la liberté de conscience « Mouch Bessif » ont, également, réagi à cette affaire. Ils ont donc appelé à rendre caduque la fameuse circulaire de 1981, dite Mzali. Un soi-disant texte juridique brandi à chaque Ramadan pour obliger les cafés et restaurants à fermer leurs portes et traquer, par la même occasion, les non-jeûneurs.
Pourtant, Bourguiba l’avait fait !
Rappelons à cet égard que toute cette histoire n’est qu’un plat réchauffé. En effet, Il y a 46 ans, précisément le 18 mars 1976, le Combattant suprême, s’appuyant sur un hadîth du Prophète qui raconte que le prophète avait autorisé ses combattants à rompre le jeûne pour livrer bataille contre les ennemis de l’Islam, rompait publiquement le jeûne en buvant un verre de lait devant les caméras. Scandale!
« Je vous dis de ne pas observer le jeûne pour pouvoir affronter votre ennemi qui est la misère, le dénuement, l’humiliation et le sous-développement. Au moment où nous faisons l’impossible pour augmenter la production, comment se résigner à la voir s’effondrer pendant tout un mois pour tomber à une valeur proche de zéro? » Ainsi s’indignait le premier président de la République tunisienne.
À la suite de ce discours, le président Bourguiba était la cible d’une fatwa émise par le grand mufti de La Mecque. Laquelle le condamnait à mort pour « apostasie ».
Autres circonstances, autre temps. Ne dit-on pas, toute proportion gardée, que l’Histoire n’est qu’un éternel recommencement?