Le match, débat traditionnel organisé, périodiquement, par l’Economiste Maghrébin entre deux personnalités du monde de la politique et de l’économie, a mis, cette fois-ci face à face Hatem Ben Salem, diplomate et ancien ministre de l’Education et Radhi Meddeb, expert économique et président fondateur de l’association « Action et développement solidaire ».
Au menu, les origines de la crise multiforme dans laquelle se débat la Tunisie, les erreurs budgétaires avant 2010, les négociations actuelles avec le FMI pour l’obtention de nouvelles facilités de paiement, les ratages générés par la margi- nalisation de l’économie depuis dix ans, l’immobilisme politique, la responsabilité des gouvernants en place… Le débat, qui a porté également sur les pistes à explorer pour sortir de la crise, est truffé de chiffres, d’informations exclusives et de non-dits sur la gouvernance de grandes entreprises, dont la Compagnie des phosphates de Gafsa, la STEG, les Ciments de Carthage pour ne citer que celles-là.
Hatem Ben Salem: « Après 2011, il n’y a pas eu de crise de leadership, il y a eu une crise de gouvernance ».
« J’appelle à l’union des Tunisiens et à un moratoire de deux ans avec le FMI. »
De prime abord, je voudrais souscrire, en très grande partie, à l’exposé de Si Radhi Meddeb sur la situation globale dans laquelle se trouve aujourd’hui la Tunisie.
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette comparaison entre l’avant et l’après 2011. La différence, c’est qu’en 2011, il y avait un Etat, il y avait des hommes d’Etat. Tout le monde sait qu’avant 2011, d’autres pays étaient quasiment dans la même situation que la Tunisie et avaient énormément souffert de la crise financière de 2008.
Il est vrai aussi que la Tunisie n’était pas dans la situation souhaitée, une situation qui lui permettait de gérer ses fondamentaux. Il fallait donc trouver une politique pour faire face à cette situation de crise. Que s’est-il passé après 2011 ? Radhi Meddeb en a parlé un tout petit peu. Après 2011, la crise n’était pas une crise de leadership et jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas de crise de leadership. C’est une crise de gouvernance. Aujourd’hui, nous travaillons quasiment sans aucune feuille de route. On relève une opacité totale dans le processus de prise de décision, qui nous met dans une situation de porte-à-faux, même avec les institutions avec lesquelles nous avions de très bons rapports avant 2011.
Hatem Ben Salem: « Le vrai pouvoir n’est plus là, c’est un pouvoir centralisé, mais de façade »
Je me souviens qu’avant 2011, la Tunisie a mené beaucoup de négociations avec le FMI, la Banque mondiale, les agences de rating. J’étais au ministère des Affaires étrangères, et en ma qualité de secrétaire d’Etat, il m’est souvent arrivé de rencontrer les représentants de ces institutions, de discuter avec eux et de faire en sorte que les choses puissent évoluer dans l’intérêt général de la Tunisie. Aujourd’hui, le vrai pouvoir n’est plus là, c’est un pouvoir centralisé, mais de façade. C’était un pouvoir dilué avant le 25 juillet 2021, mais maintenant, il n’est plus là, parce que chacun prêche pour sa paroisse, chacun y va de son propre discours.
Hatem Ben Salem: les négociations sont mal entamées
Pour nos interlocuteurs étrangers, c’est une véritable cacophonie, ce qui enlève toute crédibilité aux négociations à Washington. Comment voulez-vous que des fonctionnaires internationaux, qui connaissent parfaitement la situation politique, économique, sociale de la Tunisie, puissent négocier avec des fonctionnaires tunisiens qui manipulent et faussent encore les chiffres ? Il y a en quelque sorte un doute sur la véracité des chiffres présentés. Récemment, des économistes l’ont bien dit. Donc, il y a une crise de confiance, et les négociations sont mal entamées. En face, il y a un négociateur international, le FMI, qui joue sur ces faiblesses. C’est pour cela que tout éventuel accord avec le FMI ne peut être conclu, dans les conditions actuelles, qu’au détriment de la Tunisie.
Hatem Ben Salem: « J’appelle à un moratoire de deux ans »
C’est pour cela aussi que j’avais proposé de négocier avec le FMI. C’est à la portée de la Tunisie. J’appelle à un moratoire de deux ans. Et ce pour une simple raison. On ne peut entrer dans la mise en œuvre des pré-conditions et des conditions du FMI, sans préparer, en interne, le terrain politique, économique et social, sans dégager un consensus de l’ensemble des forces vives du pays sur une feuille de route. J’avais proposé également que le dialogue national à engager à cette fin, ne soit pas un dialogue de dupes, un dialogue de politiciens. Il doit être un dialogue d’experts, d’experts de chaque courant politique. Qu’ils se mettent tous ensemble pendant quelque temps et qu’ils sortent avec une feuille de route et des objectifs précis sur deux ans ! J’appelle donc à l’union des Tunisiens. J’ai même appelé à la mise en place d’un gouvernement de guerre, parce que la Tunisie est en pleine guerre contre la pauvreté, la faillite, l’endettement, la déliquescence de l’Etat. Nous sommes dans une situation où le pays n’a plus de repères.
Hatem Ben Salem : Nous sommes en train de rater une occasion historique de mettre en place un système politique, économique et social qui aurait pu changer l’avenir de la Tunisie. Pour, encore une fois, des raisons de gouvernance » Personne ne peut nier que la faute originale, du moins durant les dernières années de la décennie (2000-2010), c’était qu’on donnait plus d’importance aux chiffres qu’aux personnes. Il y avait une mauvaise redistribution des richesses, et cela a été une des causes du déclenchement de l’insurrection qui a eu lieu en 2011. Ce qu’on oublie, c’est qu’il y avait des gens qui n’étaient pas d’accord à ce moment-là avec cet état de fait. C’est cela qu’on essaie d’effacer et de faire oublier.
Hatem Ben Salem: on a raté cinq ans de restructuration, cinq ans de réforme
Personnellement, j’étais parmi les personnes concernées. Dans un domaine comme celui de l’éducation, à un moment où on avait réellement les moyens, le gouvernement ne voulait pas investir. C’est vrai que le minimum était là, mais ce minimum ne s’adaptait plus à la situation qui était celle du système éducatif tunisien entre 2005 et 2010. Moralité de l’histoire : on a raté cinq ans de restructuration, cinq ans de réforme, cinq ans de remise à plat de l’infrastructure, cinq ans d’investissement dans l’éducation lorsqu’on pouvait le faire. C’est vrai. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation totalement différente, une situation où on vit dans l’expectative. Personnellement, j’étais parmi les premiers à soutenir cette action du 25 juillet 2021. Pourquoi ? Parce qu’elle mettait fin à 10 ans d’hypocrisie politique et institutionnelle. Je faisais partie d’un gouvernement et, à un certain moment, j’avais refusé d’aller au Parlement et cela durant six mois.
J’avais même reçu une lettre de menace de la part de la vice-présidente du Parlement qui me demandait avec beaucoup d’insistance de me présenter devant les commissions et d’assister aux débats des séances plénières. J’avais refusé parce que j’étais persuadé qu’on vivait une véritable mascarade. Et que le Parlement et le gouvernement étaient à côté des attentes du peuple. Aujourd’hui, nous avons un président qui concentre tous les pouvoirs. Nous avons la possibilité de mettre en œuvre de vraies réformes. Mais hélas, trois fois hélas. Le constat est négatif. Nous sommes en train de rater une occasion historique de mettre en place un système politique, économique et social qui aurait pu changer l’avenir de la Tunisie. Nous sommes en train de rater cette occasion pour, encore fois, des raisons de gouvernance. On ne peut pas aspirer à changer la Tunisie en ayant recours à des incompétences. Il faut vraiment réfléchir à l’optique de mettre en place un vrai gouvernement, avec une vraie vision, une vraie feuille de route. Il faut exiger des résultats, et des résultats concrets, parce que c’est ce qu’attendent les Tunisiens. Les Tunisiens vivent, aujourd’hui, dans la cacophonie. Ils sont face à un discours qui les cloue au pilori tous les jours, les menace, les paralyse, les asphyxie et ceci ne peut continuer. Il faut associer toutes les forces vives de la nation pour mettre en place une équipe qui soit capable, au moins pour les deux prochaines années, de remettre le pays à flot.
(La version intégrale du débat a été publiée dans le numéro 843 de l’Economiste Maghrébin du 27 avril au 11 mai 2022)