Le match, débat traditionnel organisé, périodiquement, par l’Economiste Maghrébin entre deux personnalités du monde de la politique et de l’économie, a mis, cette fois-ci face à face Radhi Meddeb, expert économique et président fondateur de l’association « Action et développement solidaire » et Hatem Ben Salem, diplomate et ancien ministre de l’Education.
Au menu, les origines de la crise multiforme dans laquelle se débat la Tunisie, les erreurs budgétaires avant 2010, les négociations actuelles avec le FMI pour l’obtention de nouvelles facilités de paiement, les ratages générés par la margi- nalisation de l’économie depuis dix ans, l’immobilisme politique, la responsabilité des gouvernants en place… Le débat, qui a porté également sur les pistes à explorer pour sortir de la crise, est truffé de chiffres, d’informations exclusives et de non-dits sur la gouvernance de grandes entreprises, dont la Compagnie des phosphates de Gafsa, la STEG, les Ciments de Carthage pour ne citer que celles-là.
Radhi Meddeb. : « Aujourd’hui, il est fondamental de remettre l’économie au cœur du débat »
La réalité n’est pas faite de blanc et de noir, elle est un spectre continu de couleurs. Et donc, nous avons besoin de tout travailler en même temps.. Je ne suis pas d’accord avec Si Hatem sur le temps politique et le temps économique, il faut bien des nuances. Ce discours, je l’ai entendu et écouté deux fois : de la part de l’ancien président Béji Caid Essebsi, au mois de février 2012 quand il avait quitté les affaires et qu’il s’était retranché dans son bureau d’avocats, à la rue Alain Savary. Il m’avait reçu pendant une heure et m’avait dit : le temps est éminemment politique. Le temps économique viendra plus tard. L’économie, c’est de la technique. On la déroulera quand on aura réglé les pro[1]blèmes politiques. J’avais mis cela sur le compte d’un homme d’un autre âge. En septembre 2015, alors président de la République, il m’avait redit la même chose. J’ai suivi hier, dans le cadre des présidentielles françaises 2022, le duel entre Emmanuel Macron et Marine le Pen. C’est l’économie qui a dominé le débat. On a essentiellement parlé de pouvoir d’achat, de sécurité sociale, d’endettement de l’Etat, bref, de questions essentiellement économiques.
Autre référence, un jeune sénateur de l’Arkansas se présentait, il y a quelques dizaines d’années, pour les élections présidentielles, à l’investiture de son parti (le parti démocrate). Il avait réuni son staff, fait un beau discours. Puis, il a attendu la réaction du staff. Il y avait un jeune, en bout de table, qui l’a interpelé en ces termes : « et l’économie, imbécile ». Depuis, cette interpellation est restée célèbre. Mieux, un de mes amis, qui était un grand patron de presse, le défunt Béchir Ben Yahmed, me disait : « un chef d’Etat ne peut gouverner s’il ne comprend pas l’économie et la finance ». Nous, nous avons ignoré l’économie durant durant ces dix dernières années, mais l’économie ne nous a pas ignorés. L’économie est en train de prendre sa revanche.
Aujourd’hui, il est fondamental de remettre l’économie au cœur du débat, au cœur du problème. Seules l’économie et l’entreprise privée seraient capables de créer de l’emploi, qui reste la revendication essentielle de la population. Il n’y pas eu de révolution pour avoir le droit de porter le voile, ou le droit de porter la barbe, ou le droit de disposer d’une belle Constitution, mais pour des considérations, d’abord économiques et sociales, pour avoir à la fois un emploi digne et la capacité d’entreprendre dans de bonnes conditions. La révolution a été faite aussi pour accéder à de meilleures conditions sociales. Or, sur ces deux plans, les choses se sont dégradées, depuis 2011 jusqu’à maintenant. Nous avons besoin de remettre l’entreprise privée au cœur du projet. Nous avons besoin de plus d’inclusion, nous avons besoin de permettre à tous les petits porteurs de microprojets de trouver à la fois les financements et le soutien.
« L’inclusion financière est la mère de toutes les inclusions »
Je vais prendre un exemple simple. En 2011, le taux de bancarisation des Tunisiens, c’est-à-dire le nombre de personnes qui ont un compte bancaire ou postal, était de 50%, même si beaucoup de ces comptes sont des comptes d’accès. Au même moment, le taux de bancarisation au Kenya était de 35%. Fin 2015, cinq ans plus tard, le taux de bancarisation en Tunisie était toujours de 50% et il l’est, jusqu’à aujourd’hui. Il pouvait être de 50% depuis 1989 et probablement bien avant.
Au Kenya, au même moment, le taux de bancarisation est passé à 75%. La question qui se pose dès lors est de savoir comment les Kenyans ont fait pour atteindre ce taux élevé. Ils l’ont atteint grâce à deux instruments : la microfinance et le mobile banking. Le mobile banking a changé la vie des Kenyans. Dernièrement, dans un communiqué, la Banque centrale du Kenya a annoncé l’interopérabilité entre les différents opérateurs du secteur des télécommunications. Elle est actée définitivement. Nous, nous sommes très loin de ça. Et pourtant, nous avons les meilleures capacités en matière de TIC, que ce soit dans le pays ou à l’étranger.
En quoi c’est important de passer de 35% à 75% et en quoi c’est gênant de rester à 50% ? Parce que l’inclusion n’est pas que financière. L’inclusion se décline sur plusieurs chapitres. Ainsi, on permet à quelqu’un qui dispose d’un compte bancaire, d’avoir des relations avec son banquier et de pouvoir disposer des 100 dinars en fin du mois, s’il en a besoin, sans avoir à baisser l’échine pour les emprunter à son voisin, à son frère, à son père ou à des banques informelles qui prêtent avec des taux d’intérêt trop élevés, voire au-delà de ce qu’on peut imaginer (10% par mois). L’inclusion financière est la mère de toutes les inclusions. C’est elle qui permet l’inclusion économique. Quand on est inclus financièrement, on peut lancer un petit projet, on peut réaliser son rêve et avoir une activité.
L’inclusion financière génère l’inclusion économique, laquelle génère l’inclusion sociale et son corollaire, une vie digne, avec un revenu digne. L’inclusion sociale génère l’inclusion citoyenne. On devient alors prêt à participer à la vie de la société. Et l’inclusion sociale, c’est elle qui prépare à l’inclusion politique. Tout le reste est éphémère. Inscrire l’inclusion politique dans la Constitution, c’est très bien, mais cela ne se réalisera pas, si on ne suit pas le processus d’inclusions précité.
Je viens de présider le Conseil d’administration de la société de microfinance que j’anime et j’ai regardé les chiffres de 2021. Ce qui m’a fait énormément plaisir, c’est de relever que 100% des crédits attribués ont permis de financer des activités entrepreneuriales. Ils ont permis de créer de la valeur et permis ainsi à des personnes qui étaient dans l’informel de créer de la valeur. 100% des bénéficiaires sont bancarisés. 100% sont formalisés. 100% ont une patente. 100% bénéficient d’une couverture sociale. C’est merveilleux de voir ça. Les outils existent. Il suffit de peu. Mais ce peu, c’est la vision, le projet politique, c’est la volonté politique pour transformer le quotidien des Tunisiens. Les sociétés de microfinance gèrent le recouvrement à un jour et jusqu’à 30 jours, contre six mois pour les banques, où le taux des créances carbonisées est de l’ordre de 14% contre 2% (crédits en retard) pour les sociétés de microfinance.
(La version intégrale du débat a été publiée dans le numéro 843 de l’Economiste Maghrébin du 27 avril au 11 mai 2022)